L’ex-agent du Mossad qui avait prévu le 7 octobre : “Aucun dirigeant israélien ne voulait y croire”

L’ex-agent du Mossad qui avait prévu le 7 octobre : “Aucun dirigeant israélien ne voulait y croire”

Qui aurait pu imaginer qu’il y a quelques années, dans un petit village situé près de Jérusalem, dans sa ferme où il élève des poneys welsh, un ex-agent du Mossad devenu écrivain à succès était en train d’écrire un roman anticipant l’attaque du 7 octobre ? L’histoire a tout de la fiction, et pourtant… En 2017, quand sort son roman Le Requin, qui s’ouvre sur une attaque du kibboutz de Kfar Aza par des combattants du Hamas stupéfiante de ressemblance avec les événements du 7 octobre, pas un leader ne semble prendre au sérieux la menace décrite par Mishka Ben-David, aujourd’hui âgé de 72 ans et auteur de pas moins de 20 ouvrages.

Ne pas se fier à cette imposante barbe blanche et à ce regard pénétrant : l’auteur n’a rien d’un prophète, mais tout de l’observateur patient et renseigné. Pour L’Express, Mishka Ben-David décrit la genèse méthodique et ultrarationnelle de cet ouvrage visionnaire, et analyse la faillite du renseignement israélien à voir venir l’attaque du 7 octobre. L’écrivain évoque aussi son rôle, en 1997, dans la fameuse opération ratée qui devait éliminer Khaled Mechaal, un chef politique du Hamas, en Jordanie. Entretien.

L’Express : Dans votre best-seller Le Requin, paru en 2017, vous décriviez des attaques menées par le Hamas contre des kibboutz israéliens confondantes de ressemblance avec celles du 7 octobre 2023, ainsi qu’une frappe de missiles iraniens. Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

Mishka Ben-David : Parce que j’avais vraiment peur que la réalité dépasse la fiction. Pour que les Israéliens prennent conscience du fait qu’il existait un véritable risque que le Hamas nous attaque dans les années à venir, il fallait en passer par là. Dans un magazine, personne ne m’aurait écouté. Mais mes livres se vendaient très bien ! Alors, fin 2014, après la dernière guerre de Gaza, j’ai commencé à parcourir les kibboutz le long de la bande de Gaza pour que ma fiction soit au plus près de la réalité. Avec une question en tête : “Si j’étais le Hamas, comment est-ce que j’attaquerais ?”

Pourquoi étiez-vous convaincu que le Hamas mènerait une attaque d’une telle ampleur contre Israël ?

Au-delà de mes années dans le renseignement extérieur, j’ai observé la montée en puissance du Hamas, de sa création, en 1987, à sa victoire aux élections législatives palestiniennes, en 2006, en passant par la façon dont il s’est débarrassé de toute concurrence politique au prix de centaines de vies palestiniennes. Sans oublier la façon dont il a systématiquement ciblé Israël, même après qu’Ariel Sharon, alors Premier ministre, eut ordonné le retrait d’Israël de Gaza et le démantèlement des colonies juives qui s’y trouvaient en 2005. Il m’a donc toujours semblé clair que le Hamas ne cherchait pas un compromis avec Israël, mais qu’il voulait le détruire, comme il l’avait écrit dans sa charte.

Parallèlement, j’ai été très attentif à la montée en puissance du Hezbollah au Liban, dont le Hamas est très proche. En quelques années, le groupe chiite est devenu la principale puissance dans le sud du pays, et a progressivement pris position le long de la frontière israélienne avec ses troupes. Et ce malgré la résolution 1701, adoptée après la guerre entre Israël et la milice chiite par le Conseil de sécurité des Nations unies, qui stipulait que, en échange d’un retrait des troupes israéliennes du sud du Liban, le Hezbollah devait se retirer des zones situées au sud du fleuve Litani, qui se trouve à 20 kilomètres au nord de la frontière israélo-libanaise. Depuis 2006, la milice s’entraînait ouvertement à conquérir les kibboutz, les villes et les villages israéliens le long de la frontière libanaise. Ça n’augurait rien de bon.

L’ancien agent du Mossad et auteur israélien Mishka Ben-David à Ramat Razi’el, en Israël, le 15 avril 2024.

Quelles ont été les réactions à la sortie de votre livre ?

J’ai reçu énormément de courriers de lecteurs horrifiés par le scénario que je décrivais. Je sais qu’une organisation a même acheté une édition complète de mes livres pour les envoyer à tous les ministres du gouvernement, tous les membres de la Knesset, des chefs de colonies, de villages, de kibboutz et de villes situées le long des frontières. Mais, bien sûr, aucun dirigeant ne voulait y croire…

Les légendaires services de renseignement israéliens n’ont pas vu venir l’attaque du 7 octobre. Pourquoi ?

Je vois deux raisons à cet échec cuisant. L’une concrète, l’autre d’ordre philosophique. D’abord, Israël ne pouvait pas croire à un tel scénario parce que, sur le papier, le Hamas n’avait aucun intérêt à bouleverser le fragile équilibre sur lequel il était assis – il recevait beaucoup d’argent du Qatar, de nombreux Palestiniens avaient des permis de travail pour aller et venir en Israël… Le gouvernement craignait moins que le Hamas ne réalise le vœu inscrit dans sa charte qu’un soulèvement en Cisjordanie. C’est pourquoi les soldats qui auraient dû se trouver le long de la bande de Gaza le 7 octobre avaient été dépêchés là-bas.

Sur un autre plan, je pense aussi que le fait que les juifs aient vécu pendant deux mille ans en diaspora, sans réel pouvoir pour se défendre des attaques qu’ils subissaient, a conduit à une sorte d’incapacité à anticiper leurs malheurs et les menaces qui pèsent sur eux. Comme aveugles au mal qui les guette. Je pense que cette cécité a lentement infusé de siècle en siècle. Que c’est déjà cela qui nous avait empêchés de voir les véritables plans d’attaque de l’Egypte et de la Syrie à notre égard en 1973. Et que c’est aussi ce qui s’est produit le 7 octobre. Enfin, ça n’est pas que nous n’avons pas vu : les renseignements étaient là, mais nous n’avons pas voulu y croire.

Je n’ai jamais considéré que nous avions “sauvé” la vie de Khaled Mechaal, il s’agissait de sauver nos camarades

Vous avez vous-même été un agent du Mossad, les services secrets israéliens pendant douze ans. Pourquoi avoir choisi cette carrière alors que vous aviez enseigné à l’Université ouverte d’Israël, écrit quatre livres, et étiez bardé de diplômes (dont un doctorat en littérature hébraïque et une maîtrise en littérature comparée en philosophie) ?

C’est sûr que cela peut sembler un peu étonnant ! [Rires.] Mais avec ce que nous appelons aujourd’hui la première intifada, en 1987, je me suis dit que ce n’était tout simplement pas le bon moment pour poursuivre une carrière universitaire. Face à la gravité de la situation, je voulais faire quelque chose qui aiderait vraiment mon pays. Je pense que cela tient au fait que je suis fils de survivants de la Shoah pour qui Israël était la seule option. J’ai donc pris contact avec des personnes que je connaissais dans l’armée pour reprendre les fonctions d’officier de renseignement que j’avais exercées dans les années 1970, pendant la guerre du Kippour et mon service militaire qui avait suivi.

Mais je suis tombé sur une annonce de ce qui semblait être le Mossad (ça n’était bien sûr pas précisé). C’est comme ça que j’ai commencé à travailler dans les services de renseignement. Mon travail consistait surtout à collecter des informations dans les pays arabes, comme la Syrie, le Liban, l’Iran ou la Jordanie… En douze ans de service, il n’est arrivé que très rarement que les informations recueillies débouchent sur une opération spéciale telle qu’un assassinat. Deux fois, si ma mémoire est bonne, dont une à laquelle j’ai participé. Israël a depuis reconnu son implication dans l’opération, alors je peux en parler.

Racontez-nous…

Le point de départ remonte à la fin du mois de juillet 1997. Un kamikaze venait de faire 18 morts et une centaine de blessés sur le célèbre marché de Mahane Yehuda, à Jérusalem. Une opération dont Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas en Jordanie de l’époque, avait revendiqué la paternité. Benyamin Netanyahou, qui venait de devenir Premier ministre, en 1996, avait alors ordonné au Mossad de recueillir des informations sur Mechaal. C’est moi qui dirigeais l’équipe dédiée à cette mission. Où travaillait-il ? Où habitait-il ? Quel était le modèle de sa voiture ? A peine deux mois plus tard, le 4 septembre, un double attentat suicide a eu lieu dans la principale rue piétonne de Jérusalem. Là aussi, revendiqué par Khaled Mechaal. C’est là qu’a été décidée la mise sur pied d’une opération dans le but de l’assassiner.

L’objectif était de pulvériser une substance létale sur Mechaal – Netanyahou tenait à ce que sa mort ne ressemble pas à un assassinat en raison de l’accord de paix qui liait Israël et la Jordanie. De mon côté, mon rôle était non pas d’être sur le terrain, mais de conserver l’antidote en lieu sûr, de sorte que, si les agents entraient en contact avec la substance, ils puissent me trouver facilement pour se sauver. Mais l’opération ne s’est pas déroulée comme prévu…

Pourquoi ?

Lorsque les agents ont aspergé Mechaal, il y a eu beaucoup d’agitation, plusieurs personnes ont commencé à les encercler. Ils ont été arrêtés par la police. Quant à Mechaal, il a été transporté à l’hôpital pour être mis sous respirateur – le poison faisait déjà effet. Le Mossad craignait que l’arrestation de nos agents n’ait de graves conséquences pour eux. Il fallait donc trouver le moyen de les faire relâcher. Netanyahou a alors eu une conversation avec le roi Hussein, qui lui a fait savoir que si Mechaal mourait, il serait obligé de faire exécuter nos agents – environ 70 % des Jordaniens sont palestiniens, la mort de l’un des chefs du Hamas aurait déclenché un important soulèvement. L’accord était donc le suivant : l’antidote destiné à sauver la vie de nos agents en cas d’impact sauverait la vie de Mechaal, et nos agents seraient libérés. Et c’est ce qui s’est passé. En peu de temps, un capitaine des services secrets jordaniens est arrivé à mon hôtel pour récupérer le produit. Mechaal a survécu, et nos agents aussi.

A l’époque, la presse israélienne avait vivement critiqué l’échec de cette opération. Sauver la vie de sa cible, ce n’est pas anodin… Avez-vous eu des regrets ?

Non. Je n’ai jamais considéré que nous avions “sauvé” la vie de Mechaal, il s’agissait de sauver camarades. Tout comme il était devenu nécessaire de l’assassiner, parce qu’il menaçait la sécurité nationale, il était devenu primordial, en quelques heures, de lui donner l’antidote. Point.

Celui qui a écrit le scénario du Bureau des légendes sait de quoi il parle

Y a-t-il une œuvre de fiction d’espionnage qui vous a semblé fidèle à la réalité ?

Je ne lis pas beaucoup de romans d’espionnage, je préfère les écrire. Mais il y a une série française, je crois qu’elle s’appelle Le Bureau des légendes. Lorsque je l’ai regardée, je me suis dit que c’était exactement comme cela que les choses se passaient. Celui qui a écrit ce scénario sait de quoi il parle. C’est autre chose que les James Bond, qui, eux, n’ont rien à voir avec la réalité !

On décrit souvent les agents du Mossad comme étant les mieux formés du monde. Cette réputation est-elle méritée ?

Absolument. Il faut comprendre qu’Israël se trouve dans une situation tout à fait unique au monde. Il n’y a pas un seul autre pays qui soit encerclé à ce point par des voisins hostiles à son existence même. Le Mossad doit donc mener des opérations extrêmement délicates à la hauteur de l’enjeu, faire prendre des risques majeurs à ses agents. Cela peut aller jusqu’à s’introduire dans les bureaux de l’armée ou des Gardiens de la révolution à Téhéran, par exemple, pour copier des documents clés… C’est pour cela que leur formation est si pointue. Ils n’ont pas droit à l’erreur.

En 2014, vous aviez interpellé Khaled Mechaal par voie de presse en vue d’une réconciliation du Hamas avec Israël. Le dialogue est-il encore une option aujourd’hui ?

Je crains que, cette fois, ce ne soit inenvisageable. Il suffit de regarder ce que le Hamas a sous les yeux depuis le 7 octobre : plus personne ne parle de leur attaque surprise, du massacre de familles entières, de bébés, de l’enlèvement de 240 personnes. Ils voient que les institutions internationales sont très indulgentes à leur égard (même l’ONU !), que des milliers d’Occidentaux ne semblent pas condamner leurs actions – bien au contraire. Et même que la Cour pénale internationale pourrait bien poursuivre Netanyahou et le ministre de la Défense, Yoav Gallant. Ils n’ont aucun intérêt à dialoguer.

Je n’ai pas vu venir la flambée d’antisémitisme en Occident

Y a-t-il quelque chose, dans les événements qui ont suivi l’attaque du 7 octobre, que vous n’auriez pas pu imaginer se produire même dans la fiction ?

La flambée d’antisémitisme en Occident. Ça, je ne l’ai pas vue venir. La semaine dernière, j’étais aux Etats-Unis avec ma femme pour la remise de diplôme de mon fils à Columbia. C’était le festival du film de l’université, et mon fils recevait un prix avec d’autres élèves. Mais des gens sont montés sur scène pour dénoncer le “génocide” israélien à Gaza. Il y a eu un tonnerre d’applaudissements ! Non, vraiment, je n’aurais pas pu anticiper que des milliers d’étudiants occidentaux puissent se soulever en si grand nombre en occultant totalement la raison pour laquelle Israël a attaqué Gaza, et l’atrocité des actions du Hamas. Je ne pensais pas non plus que les étudiants juifs auraient si peur qu’ils ne s’exprimeraient pas, ou très peu. Et je n’avais pas prévu que les rues de Paris ou de Londres seraient prises d’assaut par des manifestants reprenant la rhétorique d’un groupe islamique comme le Hamas.

Etes-vous optimiste pour l’avenir d’Israël ?

Absolument. Israël est un pays fort. Au cours des trois ou quatre derniers mois, la guerre n’a été menée que par quelques divisions de l’armée, la plupart ne sont pas sur la ligne de front actuellement. Beaucoup sont engagées sur le front libanais, où le Hezbollah mène contre nous une guerre que le monde entier semble ignorer (plus de 70 000 Israéliens ont été contraints de fuir leurs maisons le long de la frontière libanaise depuis près de huit mois). Cela dit, je pense qu’Israël subit des coups durs, non pas de la part du Hamas, mais venant de la communauté internationale, qui est manifestement prête à prendre ses distances dès lors que des radicaux parlent fort en utilisant de grands mots comme “génocide” ou “résistance”…

Tuer des terroristes du Hamas qui se cachent parmi les civils, dont certains collaborent avec eux, n’est pas un “génocide”. Et, faut-il le rappeler, une organisation islamique radicale qui a juré d’anéantir l’Etat d’Israël, qui a lancé une attaque surprise délibérée en assassinant 1 200 civils israéliens et qui détient toujours plus de 120 otages israéliens, ne peut en aucun cas être considérée comme de la “résistance”.