Mexique : des fake news de Tucker Carlson à l’étoile Michelin, l’incroyable odyssée culinaire du taco

Mexique : des fake news de Tucker Carlson à l’étoile Michelin, l’incroyable odyssée culinaire du taco

Cette chronique raconte la petite et la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car, comme le disait déjà Bossuet au XVIIᵉ siècle, “c’est à table qu’on gouverne”.

La nuit est déjà tombée sur l’avenida 6 de Diciembre de Quito, en Equateur, lorsque plusieurs voitures blindées déboulent en trombe devant le portail de l’ambassade mexicaine. Des policiers d’élite, cagoules noires sur la tête, mènent en ce 6 avril 2024 un raid pour arrêter Jorge Glas, ancien vice-président équatorien accusé de corruption, qui vient d’obtenir le feu vert de Mexico pour sa demande d’asile. Malgré la convention de Vienne, qui rend en théorie les ambassades et les consulats inviolables, les forces de l’ordre le cueillent manu militari. Cette opération, sans précédent dans l’histoire récente, déclenche un tollé international.

A quelques semaines des élections générales de ce dimanche 2 juin, le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador – dit “Amlo”-, prend la décision de rompre les relations diplomatiques avec Quito. Tous les gouvernements de gauche, mais aussi l’ultralibéral président argentin, Javier Milei, condamnent cette intrusion.

Sous le feu des critiques, Daniel Noboa, le chef de l’Etat équatorien, a une étrange idée pour amadouer son voisin latino courroucé : “J’inviterai López Obrador à manger du ceviche, et nous pourrons probablement aussi manger des tacos et discuter, quand il sera prêt…” Frivolité alors que le continent sud-américain vit la pire crise diplomatique récente ? Ou simple petite pique à l’encontre de celui qui est connu pour être le supporter n° 1 de sa gastronomie, la seule (avec la française) à être inscrite entièrement au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Le taco, remède miracle ?

Les temps forts de l’agenda d’”Amlo”, qui quitte le palais présidentiel en septembre prochain avec un taux d’opinions favorables de près de 66 %, sont toujours ponctués de festins culinaires. Des dîners gargantuesques dans des établissements cossus de la capitale avec des hommes d’affaires et des politiques où s’enchaînent tamales, succulentes papillotes à base de farine de maïs, enchiladas ou bien encore chili à la couenne de porc pressée… Lorsque le président américain, Joe Biden, et le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, débarquent à Mexico, le 9 janvier 2023, dans le cadre d’un sommet, le menu est à la hauteur des hôtes : tortilla soufflée à l’avocat et au fromage frais, soupe de la milpa (fleur de courgette), poisson accompagné d’une sauce à la fleur de potiron et son riz aromatisé avec la fabuleuse chipilín, cette plante herbacée mexicaine.

Mais s’il existe un plat que le chef de l’Etat mexicain vénère par-dessus tout, c’est bien le taco. Lors de ses quelque 1 380 “mañaneras”, ces points presse quotidiens du matin qui durent de deux à trois heures, un journaliste lui demande les réformes qu’il aimerait que son successeur (Claudia Sheinbaum et Xóchitl Gálvez sont les deux grandes favorites de la présidentielle) entreprenne. “Améliorer la nutrition”, répond-il du tac au tac, alors que près de 75 % des Mexicains ont aujourd’hui des problèmes d’obésité ou de surpoids.

Le remède miracle ? Le taco évidemment ! “L’aliment le plus complet qui puisse exister […] avec rien de plus qu’un peu de graisse. La tortilla est riche en glucides, la viande est riche en protéines et la sauce est riche en vitamines. Les trois composantes en font partie intégrante”, assure le chef de l’Etat, vantant les mérites de ce plat né dans le Mexique précolombien, il y a plusieurs millénaires. “Il y a l’idée d’exalter le nationalisme culinaire, que la gastronomie indigène est la meilleure du monde. Par opposition à l’agroalimentaire, notamment américain, très présent au Mexique et qui est associé à l’obésité, même si les causes réelles sont multifactorielles. Il y a une vision anti-impérialiste de la gastronomie”, décrypte la sociologue et chercheuse spécialiste de l’alimentation Liliana Martínez Lomelí.

Taco Bell et ses 35 millions de repas hebdomadaires

L’épi de maïs, popularisé par les Mayas et les Aztèques, est vendu sous différentes formes sur le marché de “Mexica”, la capitale, au début du XVIᵉ siècle, rapporte Aïtor Alfonso dans son ouvrage La Faim de l’Histoire*. La technique de “nixtamalisation”, qui consiste à tremper les grains dans une solution alcaline afin de retirer la paroi les entourant, et ainsi pouvoir le moudre pour en faire une tortilla, est donc connue lorsque le conquistador Hernán Cortés débarque aux portes de Mexico-Tenochtitlán, en 1519. Impossible de connaître avec une absolue certitude les ingrédients du taco original. Certainement des haricots, de la courge et des piments parmi les plus facilement disponibles. Ce n’est qu’au XIXᵉ siècle que les taquerias font leur apparition à Mexico pour rassasier les ouvriers, avant de rallier bien plus tard les “cols blancs” de la capitale.

Cet emblème gastronomique est aussi un pan de l’histoire de l’immigration aux Etats-Unis, qui prend son essor à partir de la révolution mexicaine, en 1910, notamment en Californie. Les restaurants mexicains fleurissent dans le centre de Los Angeles. Les ingrédients traditionnels sont progressivement remplacés par le bœuf, le cheddar et la laitue iceberg. “Il me rappelle la pizza pour sa praticité et son inépuisable source d’interprétations. Le taco est un contenant, une base qui met tous les produits de notre terroir en valeur. Le Mexique va voir progressivement apparaître autant de régions que de recettes différentes de tacos”, analyse encore la chercheuse Liliana Martínez Lomelí.

Les multinationales vont rapidement surfer sur le phénomène. En 1962, l’enseigne Taco Bell, qui fait aujourd’hui partie du groupe Yum! Brands, propriétaire de KFC et Pizza Hut, voit le jour et va servir jusqu’à 35 millions de repas par semaine. Avant elle, la marque Old El Paso, basée dès 1917 au Texas, contribue à faire émerger la cuisine “tex-mex”, non sans quelques étranges adaptations, raconte Elisabeth Debourse dans American Appétit**, comme le “pocket fajitas” ou le “taco bowl”. Toujours est-il que ce plat prend une place gigantesque dans l’écosystème alimentaire mondial au XXᵉ siècle.

Récupéré par les réseaux trumpistes

Fort de son succès, le taco, idolâtré par une partie de la jeunesse américaine, est aussi l’objet plus récent d’une récupération politique par les réseaux trumpistes. “Ma culture est une culture très dominante. Elle s’impose, et ça crée des problèmes. Si on ne fait rien, il y aura des camions de tacos à chaque coin de rue”, déclare en 2016 Marco Gutierrez, cofondateur du mouvement Latinos for Trump, sur la chaîne MSNBC. Des propos qui rappellent ceux, ouvertement racistes, du leader républicain, qui affirmait en 2015 que, “quand les Mexicains envoient leurs gens, ils n’envoient pas les meilleurs”… En 2018, lors d’un débat avec le journaliste d’Univision Enrique Acevedo, l’ex-présentateur américain de la chaîne conservatrice Fox News Tucker Carlson s’emporte et déballe une nouvelle fake news sur fond d’appropriation culturelle : “C’est de la nourriture américaine.”

Ces dernières années, les deux actuels candidats à la Maison-Blanche ont tenté de cajoler l’électorat latino grâce au taco. Quand Donald Trump poste le 5 mai 2016 une photo de lui attablé au restaurant affirmant que “le meilleur taco bowl se trouve au grill de la Trump Tower. J’adore les Hispaniques !”, les réseaux sociaux s’enflamment sur cette grotesque tentative de récupération. En 2022, trois semaines avant les élections de mi-mandat, Joe Biden, lui, n’hésite pas à payer quatre fois la somme nécessaire pour son taco dans un fast food de Los Angeles en signe de solidarité avec les Américains durement touchés par l’inflation.

Faut-il aussi y voir un peu de politique, pour ne pas dire de la pure communication, lorsque le guide Michelin décerne, dans sa dernière édition, une étoile à l’établissement El Califa de León de Mexico. Une modeste taqueria, certainement excellente, mais comme il en existe des milliers dans la capitale mexicaine… Sa spécialité ? Le “gaonera”, un taco de bœuf créé en l’honneur du torero mexicain Rodolfo Gaona, star de la fiesta brava des premières décennies du XXᵉ siècle, dont le surnom dans l’arène, “El Califa de León”, a également donné son nom au restaurant. Le célèbre guide n’est pas aveugle quant à cette mode de la cuisine mexicaine (l’une des meilleurs au monde !) et cherche perpétuellement à dépoussiérer sa très vieille reliure rouge. Dans le même temps, les chefs mexicains, à l’instar d’Enrique Oliveira et son Pujol doublement étoilé, rayonnent. Elena Reygadas, cheffe et propriétaire du restaurant Rosetta à Mexico, a été consacrée l’an passé meilleure cuisinière du monde dans le palmarès du “50 Best”.

Auréolé aussi, Enrique Casarrubias, à la tête d’Oxte, le seul restaurant mexicain à avoir décroché une étoile Michelin en France. Au menu : une lotte au pipian verde, une sauce concoctée à partir de graines de citrouille et de piments jalapeños, ou sa dorade royale marinée, déclinaison de navets, sauce tatemado, sans oublier bien sûr son “mole” maison, cette incroyable sauce à base de cacao, sésame et cacahuète. Cette spécialité, il l’a déjà tartinée des milliers de fois lorsqu’il vendait encore des tacos à Tenango del Valle, à 70 kilomètres au sud de la ville de Mexico, pour aider sa mère le week-end, après la mort de son père.

Où manger un bon taco :

Taco Mesa, 40, rue du Faubourg-Poissonnière, Paris (Xᵉ).

El Cártel del Taco, 227, rue Lafayette, Paris (Xᵉ).

* La Faim de l’Histoire. Une histoire du monde par la gastronomie, par Aïtor Alfonso (Jul, Dargaud, 2023).

** American Appétit. Voyage dans le ventre des USA, par Elisabeth Debourse (Nouriturfu, 2022).