Mobilisations pour Gaza : dans la tête d’un étudiant insoumis peu défavorisé, par Denys de Béchillon

Mobilisations pour Gaza : dans la tête d’un étudiant insoumis peu défavorisé, par Denys de Béchillon

LFI, dans la tête des étudiants issus des classes moyennes et supérieures, ça ne devrait pas marcher. Le leader en manteau de cuir noir ruisselle de démagogie ; le fonctionnement interne du parti rappelle les plus belles heures du stalinisme ; le programme économique flotte hors-sol dans à peu près tous les compartiments du jeu ; les exemples étrangers cités en modèle ont tous de quoi donner la chair de poule – Ah, Chavez et son Venezuela – ; la géopolitique proposée est, en gros, complotiste quand elle n’est pas franchement complaisante avec des forces infréquentables ; les idées institutionnelles empruntent à l’histoire parlementaire ce qu’elle a de pire et de plus destructeur ; l’imaginaire historico-politique, pour ne pas dire « moral », est celui de 1793… Tout ça, pris dans son ensemble, promet à la France un suicide collectif qui n’aurait de joyeux que sa vitesse d’exécution. Last but not least, on y pratique l’apposition des œillères avec une ardeur formidable. Il en faut une immense pour transformer en référendum anti-israélien (si ce n’est antisémite) ces élections européennes vitales puisque confrontées à la montée des souverainismes et à la nécessité de se préparer à la possibilité d’une vraie guerre chez nous. Tout cela dépasse l’entendement.

Et pourtant, ça marche, et pas seulement à Sciences Po. La jeunesse réputée intellectuelle vote massivement Mélenchon, prépare in petto le grand soir du « peuple » et défile pour Gaza le keffieh sur la tête. Il faut se demander pourquoi. L’imbécilité de l’âge n’explique pas tout – je prie le lecteur de se considérer bienheureux de ne m’avoir pas connu à 20 ans – ; la contamination nord-américaine des esprits non plus : elle n’aurait pas lieu si les âmes étaient vraiment différentes d’un côté à l’autre de l’Atlantique.

Repartons donc de ce qui est bien acquis dans l’imaginaire islamo-gauchiste. 1) Les nouveaux damnés de la terre sont les ressortissants du « Sud global » tel que défini par l’héritage colonial. 2) L’oppression dont ils font l’objet se nourrit de ce qui les singularise : la couleur de peau et la religion. 3) Elle surdétermine de part en part leur situation objective et la manière qu’ils ont de vivre ici, y compris en ne s’intégrant pas. 4) La gauche qui, par construction historique, se range aux côtés des opprimés, doit donc se rendre consciente, indignée par cette relégation, attentive à la sensibilité de ceux qui la subissent, dans les termes où ils la subissent. 5) Son devoir est de convertir son indignation en colère contre ceux qui ont créé et entretiennent l’apartheid, c’est-à-dire « la société », à savoir les institutions publiques mais aussi les puissances de l’argent vu que c’est la collusion des deux qui maintient les choses en l’état. 6) La contestation qui s’impose n’est cohérente que complète : un système total ayant produit une domination totale doit être combattu totalement.

Processus global de victimisation

Le catéchisme était à peu près le même il y a quarante ou cinquante ans, sauf qu’il y était question du prolétaire et pas de la proie intersectionnelle ; de la lutte des classes et pas de la haine des musulmans. On s’aveuglait aussi sur l’horreur des goulags, russes ou chinois, avec une énergie comparable à celle que l’on déploie à ne pas regarder l’islam radical en face. Là-dessus, rien de neuf. Ce qui change, c’est le carburant de la machine. Sa composition a toujours comporté une part d’altruisme et une bonne dose d’intérêt personnel bien compris, mais les proportions se sont inversées.

Le petit-bourgeois soixante-huitard s’occupait de sa propre personne et pas seulement de la classe ouvrière lorsqu’il lançait des pavés depuis les barricades. Sa culpabilité lui pesait moins lourd comme ça. Celle d’être à ses yeux trop bien né, mais aussi celle de ne l’être pas si bien. Pour beaucoup, l’héritage était lourd à porter. La génération d’au-dessus avait fait la guerre d’Algérie. La précédente n’avait pas nécessairement brillé contre le nazisme. C’était, comme on dit aujourd’hui, compliqué à gérer. Dans le même genre de tourments, un cran d’intensité supplémentaire avait jeté nombre d’Allemands et d’Italiens dans l’action terroriste. A cette époque aussi, on réglait des comptes avec soi-même en même temps qu’on promouvait la cause du peuple.

La tendance s’est aggravée, néanmoins, sous la poussée du processus de victimisation ambiant. Comme on sait, rien, absolument rien, n’est plus rentable aujourd’hui que la mise en scène d’une position victimaire. Le moindre divertissement télévisuel le montre à tous les coups : on ne peut plus danser, chanter, faire du sport ou de la cuisine sans confesser ses drames intimes – mes maladies, mes deuils, les ostracismes dont j’ai fait l’objet… « Je vous ai préparé un sorbet de poutargue en mémoire de ma grand-mère que j’aimais tant. Elle vient de mourir. Elle était de Martigues »… Je souffre, donc je suis digne d’estime, pardonnable, intéressant.

Le fait est, par ailleurs, que cette attraction du regard compatissant se fabrique très bien avec la souffrance des autres. Pour notre militant, il est tout à fait productif de défiler aux côtés de Rima Hassan, la rage au ventre, les dents serrées. Ça le situe dans le camp du bien, mais ça a aussi la vertu de le situer tout court, sur une photo plus large et plus lointaine où, dans son imaginaire, il sera associé, identifié peut-être, à ceux pour lesquels il « lutte ». Et c’est ainsi que nous rencontrons beaucoup de Palestiniens d’emprunt, ces temps-ci, dans les universités. Au demeurant, je dis ça sans méchanceté. Nombre de ces jeunes gens sont mus par de véritables émotions et je ne les vois pas tous procéder en conscience à de froids calculs de rentabilité autocentrée. La plupart d’entre eux s’est surtout laissé embarquer par l’air du temps, sans rien y voir. C’est même ce qui les met en grand danger d’inintelligence, voire de monstruosité – les nouveaux antisémites de gauche se nourrissent goulûment de ce conformisme. La manipulation par les aînés fera le reste. Ils ne rateront pas l’aubaine. Les mutins de Panurge, comme disait Philippe Muray, ne sont pas difficiles à orienter.

Le mélenchonisme est un infantilisme

Et puis, de proche en proche, le wokisme. Formidable terreau pour faire germer l’obsession de soi la plus épaisse. Surtout par son aspect d’auberge espagnole. Dans cette philosophie, tout est dans tout. La situation à laquelle ses adeptes revendiquent de s’être « éveillés » découle du péché colonial, mais elle ne se limite pas à ses conséquences racistes. Elle couvre tous les espaces d’oppression que la société impose à chacune de ses minorités, à toutes les « sections » du peuple qu’elle rejette à ses marges : les femmes, les homosexuels, les transgenres, les queers, etc. Ainsi conçu, le monde se (re) divise en deux sphères : celle des dominants et celle des dominés, celle des bourreaux et celle des victimes ; aussi homogènes l’une que l’autre.

D’où l’intérêt qu’il y a à se revendiquer du second camp. Au bout du compte, dans un univers mental où les droits, les avantages, la considération et même l’estime de soi s’obtiennent d’abord par la reconnaissance d’un statut de victime, on gagne forcément à croire et à dire, avec tout ce qu’il faut de bruit et de fureur, que l’on appartient corps et âme à cette famille indistincte. Et à ne hiérarchiser sous aucun prétexte les préjudices dont pâtissent ses membres.

Mais qu’en est-il, me direz-vous, de celui qui ne peut revendiquer aucun titre minoritaire ? Pas de souci. Sa jeunesse suffira à le constituer martyr. La planète qu’on lui lègue n’est-elle pas détruite ? N’aura-t-il pas à vivre sous un climat détraqué ? La faute n’est-elle pas aux mêmes oppresseurs : ceux qui, de longue date, ont asservi les corps et spolié les ressources pour de méprisables raisons de profit ? A l’évidence, l’enthousiasme pour la « convergence des luttes » n’est donc pas seulement tactique. Il a aussi l’avantage d’élargir le sentiment d’appartenance au « bon » groupe.

J’avais écrit un jour que le mélenchonisme est un infantilisme. Complétons. Dans une large proportion de la jeunesse estudiantine, c’est aussi un narcissisme.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *