Mort de Raïssi : “Le Guide suprême iranien a eu l’air soulagé d’être débarrassé d’un idiot”

Mort de Raïssi : “Le Guide suprême iranien a eu l’air soulagé d’être débarrassé d’un idiot”

Grand spécialiste du fonctionnement idéologique de la République islamique, Abbas Milani a publié de nombreux ouvrages et a récemment signé des textes dans Femme, vie, liberté sous la direction de Marjane Satrapi (Ed. L’Iconoclaste, 2023). Pour L’Express, il analyse les conséquences de la mort inattendue du président Raïssi et l’impact des élections annoncées pour le 28 juin prochain. Ainsi que la bataille de succession au poste le plus important du pays, celui de Guide suprême, pour lequel Raïssi était aussi pressenti.

L’Express : Après le décès soudain d’Ebrahim Raïssi, se trouve-t-on face à une crise de succession en Iran ?

Abbas Milani : Il y a une crise de légitimité, une profonde crise de légitimité, dans le sens où le régime a voulu raconter l’histoire d’une mort tragique et les Iraniens n’y ont pas cru une seconde, ils ont fait énormément de blagues sur le sujet. La population ne croit pas à une seule histoire racontée par le régime. Il s’agit d’un gouvernement fantoche de type mafieux. Raïssi était un homme avec très peu de substance, dans une position très insignifiante. Tout comme le ministre des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian. Il était une figure presque clownesque, et il s’agit là de la disparition de deux managers incompétents, dans un système où ils n’avaient pas le pouvoir. Le Guide suprême Ali Khamenei n’avait pas l’air de quelqu’un qui était attristé par la mort d’un camarade de combat, mais plutôt soulagé d’être débarrassé d’un idiot [NDLR : Raïssi].

D’autant que Raïssi était pressenti pour succéder à Khamenei et que celui-ci semble vouloir placer son fils Mojtaba, créant une “dynastie”, ce qui semble aller contre les fondements de la République islamique…

Il devenait de plus en plus clair que Raïssi était essentiellement un imbécile. Chaque fois qu’il parlait spontanément, il mettait le régime dans l’embarras. L’entourage du Guide suprême s’était sans doute dit qu’une fois qu’il sera président, l’aura de la fonction aidera à dissiper la réalité de son rôle dans le meurtre de milliers d’innocents [NDLR : en 1988, il est procureur de Téhéran, alors que sont tués des milliers d’opposants]. Ce n’était pas le cas. Cela n’a fait que le placer de plus en plus sur le devant de la scène. Et je ne pense pas qu’il était vraiment un candidat sérieux à la succession. Beaucoup de pseudo-experts disent que Khamenei ne veut pas que son fils devienne son successeur car cela ressemble trop à la monarchie. C’est absurde ! S’il ne veut pas que ce soit son fils, il n’a qu’à dire “je ne veux pas que mon fils me succède. C’est de la monarchie. Et je n’en veux pas.” Il ne l’a pas dit, et il a fait exactement le contraire, en éliminant toute personne susceptible de contester cela. Le chiisme est une affaire de succession familiale, au cœur du combat fondamental qu’ils mènent contre les sunnites. Khamenei veut clairement que son fils prenne sa place, mais je ne suis pas sûr qu’il va gagner parce que l’arbitre ultime sera l’organisation des Gardiens de la révolution, et non pas Khamenei. S’ils décident que Mojtaba n’est pas fiable, ce ne sera pas lui. Mojatba était réputé proche de l’ancien chef du renseignement des pasdarans Hossein Taeb [NDLR : démis de ses fonctions en juin 2022].

Un récent article de The Economist évoquait l’idée que Mojtaba Khamenei pourrait être une sorte d’équivalent en Iran de Mohammed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite, connu pour sa volonté relative de modernisation du pays. Cette hypothèse apparaît-elle crédible ?

Nous en savons très peu sur Mojtaba, ce qui est révélateur d’une sorte d’atmosphère mafieuse. Il y a une forte possibilité que ce soit les Gardiens de la révolution qui décident de la teneur de sa gouvernance. Ils peuvent se dire qu’ils ont besoin de moderniser le système afin de conserver la part du pouvoir et de la richesse qu’ils ont accumulés. Ils possèdent la moitié du pays, notamment au travers de fondations religieuses qui sont gérées par des pasdarans. Ils ont donc tout intérêt à maintenir le statu quo, pas tant sur un aspect idéologique et révolutionnaire mais en tant qu’entité économique, et ils pourraient être prêts à faire des changements si nécessaire.

De prochaines élections ont lieu le 28 juin prochain. Le régime a toujours veillé à entretenir une façade démocratique, pensez-vous que celles-ci feront à nouveau leur effet ?

Cette façade était autrefois “démocratique”. Ce n’est plus le cas. Raïssi n’a pas été élu selon la définition normale d’une élection. Si vous éliminez tous les candidats possibles et que vous ne mettez que mon nom sur le bulletin, je peux être le prochain président de la France. Et je n’aurai pas été “élu”. Les prochaines élections seront probablement encore pires. On pourrait sinon voir revenir des figures connues mais marginalisées au sein du régime comme l’ancien ministre des Affaires étrangères Mohammad Zarif [qui avait négocié l’accord sur le nucléaire], ou les ex-présidents Mohammad Khatami [1997-2005] ou Mahmoud Ahmadinejad [2005-2013]. Ces derniers ont en tête que le régime traverse une sorte de crise et qu’il pourrait être nécessaire de recourir à eux pour le sauver. Ils se positionnent donc comme une alternative. Mais tout indique que pour le prochain président, ce sera plutôt une forme d’onction qu’une élection.

Cela pourrait-il relancer, d’une manière ou d’une autre, le mouvement de protestation ou le processus sera-t-il plus long ?

Il s’agit d’un processus long. La protestation prend de nombreuses formes : quelques minutes après la chute de cet hélicoptère, on a pu voir que les réseaux sociaux iraniens sont ceux d’une société en rébellion. Ils se moquent tellement de ce régime, de ses bobards, de ses dirigeants. Les manifestations ne se limitent pas au simple fait que les gens descendent dans la rue. Ce ne sont pas juste des blagues, il s’agit d’une forme de contestation.

Comprenez-vous la colère des opposants iraniens face à la minute de silence pour Raïssi à l’ONU ?

Je le comprends parfaitement. Ebrahim Raïssi était surnommé “le boucher de Téhéran” pour les milliers de morts qu’il a causées, pas seulement dans les années 1980 mais aussi tous ceux qui sont morts dans les manifestations depuis septembre 2022. Ces gens avaient pour seul péché de vouloir l’égalité. Qu’une instance internationale observe une minute de silence pour un homme avec un tel palmarès sanglant, c’est une parodie du décorum diplomatique.

La guerre à Gaza continue, Israël apparaît de plus en plus isolé sur la scène internationale. Cela sert-il le narratif antioccidental porté par la République islamique ?

Le déchaînement continu de violence à Gaza est contraire à la loi, aux valeurs humanitaires et aux intérêts à long terme d’Israël et, de toute évidence, aux citoyens de Gaza otages d’un groupe terroriste appelé Hamas. Cela ne fait qu’entretenir le discours tenu par la République islamique. L’Iran promeut un récit selon lequel il ne peut y avoir de solution à deux Etats, qu’Israël doit être détruit. La poursuite de la politique de Netanyahou contribue à nourrir ce narratif. Les conservateurs en Iran et les conservateurs en Israël n’acceptent pas la solution à deux Etats, et se renforcent les uns les autres. Il ne peut y avoir de paix au Moyen-Orient sans avoir deux Etats. Deux Etats démocratiques et viables ; idéalement laïques. Ceux qui ne le comprennent pas ne font que semer les graines de nouvelles violences au Moyen-Orient.