Occident contre le reste du monde : le retour du choc des civilisations ? Par Gérald Bronner

Occident contre le reste du monde : le retour du choc des civilisations ? Par Gérald Bronner

En 1992, Francis Fukuyama faisait paraître La Fin de l’histoire et le dernier homme, un essai considéré comme un texte important de la seconde partie du XXe siècle. On pouvait y lire que la chute de l’Empire communiste annonçait la domination définitive des démocraties libérales. Quatre ans plus tard à peine, ce fut un autre ouvrage, signé d’un professeur de science politique de l’université Harvard, Samuel Huntington, qui provoqua un séisme intellectuel de même ampleur, mais bien différent. Son titre : Le Choc des civilisations. Selon lui, l’histoire humaine a fait émerger des types de civilisations qui porteraient des histoires, des langues et surtout des valeurs en partie antagonistes. Il plaçait, au centre de sa réflexion, la conflictualité du monde : un diagnostic beaucoup moins rassurant que celui de Fukuyama. En particulier parce que la mondialisation s’adosserait à une occidentalisation du monde qui provoquerait, par réaction, un renforcement des identités civilisationnelles concurrentes. Tout cela aboutirait à une fronde opposant le reste du monde à l’Occident.

La question est donc : les valeurs des démocraties libérales ont-elles une universalité qui les rendrait irrésistibles ? Ou, au contraire, y a-t-il des socles culturels indépassables qui conduiront immanquablement à une guerre des identités ? Cette question n’est pas soluble en elle-même, car, pour y répondre, il faudrait connaître le terme de notre histoire commune, et seuls les prophètes ont ce genre d’ambition.

Cependant, un article paru en mars dans la revue Nature Communications permet d’y voir plus clair, du moins à hauteur du présent. Le papier propose une analyse impressionnante par l’ampleur de l’échantillon examiné : 76 pays sondés sur les valeurs de leurs citoyens de 1981 à 2021. Pendant ces quarante années, expliquent les auteurs, le phénomène de mondialisation et les contacts entre populations qu’il implique n’ont pas suffi à produire une convergence des valeurs mondiales. C’est même, d’une certaine façon, le contraire qui s’est produit, notamment – c’est en cette matière que l’on constate les dissemblances les plus saillantes – pour les valeurs liées à la tolérance et à l’ouverture. Ce que l’on observe, c’est un fossé entre l’Occident et le reste du monde, ainsi qu’une agrégation régionale des valeurs : plus vos frontières sont proches, plus vous pensez de la même manière.

Guerre des valeurs contre l’Occident

Lorsque les Australiens ont été sondés en 1981, 39 % ont mentionné l’obéissance comme qualité importante chez les enfants, tandis que 32 % des Pakistanais faisaient de même, ce qui n’était pas si différent. Quarante ans plus tard, les premiers n’étaient plus que 18 %, quand les seconds étaient 49 %. On constate le même type de divergences temporelles sur nombre de sujets, comme l’acceptation du divorce ou de l’homosexualité, par exemple. Selon les auteurs, ces résultats plaident plus en faveur de la thèse de Huntington que de celle de Fukuyama. Et il est vrai que les sondages d’opinion indiquent une hostilité de plus en plus grande à l’égard des pays occidentaux au Moyen-Orient, en Asie aussi bien qu’en Afrique.

Cependant, il ne faudrait pas aller trop vite en besogne. D’une part, parce que la variable économique, qui paraît jouer un rôle important mais non uniforme, n’a peut-être pas encore fait valoir le pouvoir émancipateur que prédisent certaines théories. L’Histoire est longue, et le regard du présent un peu myope. D’autre part, parce que cette divergence des valeurs est attisée artificiellement par le pouvoir politique. Ainsi, tant la Russie que la Chine ne cessent d’exhorter à la guerre des valeurs contre l’Occident.

Pourtant, imaginer qu’il y aurait un front « Occident contre reste du monde » serait un peu naïf. En effet, la théorie du choc des civilisations ne doit pas nous faire oublier que les membres des Brics, par exemple, ont souvent des intérêts antagonistes – que l’on songe à la Chine et l’Inde. Par conséquent, la scène mondiale ressemble à un billard comportant un grand nombre de boules plutôt qu’à une lutte entre deux blocs comme au moment de la guerre froide. A partir de ce constat, on ne peut que conjecturer et admettre que jamais le monde n’a été aussi imprévisible.

Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.

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