Offensive russe vers Kharkiv : le calcul stratégique de Poutine

Offensive russe vers Kharkiv : le calcul stratégique de Poutine

Dans la petite ville de Vovtchansk, à quelque 5 kilomètres de la frontière russe, dans le nord de l’Ukraine, les épaisses fumées des bombardements obscurcissent à nouveau l’horizon. Prise une première fois par les troupes de Moscou au premier jour de leur invasion en février 2022, avant d’être libérée par les forces ukrainiennes six mois plus tard, cette modeste cité d’environ 20 000 habitants est l’une des nombreuses localités visées par la nouvelle offensive russe lancée le 10 mai dans la région de Kharkiv.

« Depuis le début de l’année, nos troupes améliorent chaque jour leurs positions dans toutes les directions. Elles remplissent tous les objectifs fixés par le ministère de la Défense », s’est enorgueilli Vladimir Poutine cinq jours plus tard, réaffirmant sa « confiance » dans la poursuite des opérations.

Après des mois à faire face à une pénurie de munitions, la situation du front est devenue critique pour l’armée ukrainienne. « L’interruption des livraisons d’armes américaines a joué en faveur des Russes, retrace Mykhailo Gonchar, président de l’institut ukrainien Centre for Global Studies Strategy XXI. Même si elles ont repris aujourd’hui, le temps perdu leur a ouvert une fenêtre d’opportunité. »

L’arrivée des beaux jours facilite aussi la reprise des grandes manœuvres terrestres. En moins d’une semaine, les forces russes ont conquis plus de 200 kilomètres carrés dans la région de Kharkiv, soit leurs gains territoriaux les plus importants depuis le début de l’année, suscitant en coulisses une inquiétude grandissante au sein des chancelleries occidentales.

Kharkiv à portée de l’artillerie

Pour l’heure, environ 50 000 soldats russes seraient présents dans le secteur nord, dont 30 000 impliqués directement dans les combats. Outre Vovtchansk, la Russie a lancé un autre axe d’attaque dans le secteur de Loukiantsi, à une trentaine de kilomètres au nord de la ville de Kharkiv – deuxième plus grande d’Ukraine avec 1,4 million d’habitants et capitale de l’oblast du même nom. « Les troupes engagées dans la zone paraissent actuellement insuffisantes pour espérer prendre une telle agglomération, mais elles pourraient réussir à s’en approcher », jauge le général (2S) Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense nationale.

Carte de l’avancée russe dans le nord de l’Ukraine

Se dressent encore sur leur route les principales lignes de défense ukrainiennes, situées à une quinzaine de kilomètres de la frontière, selon Kiev. A l’issue d’une réunion au siège de l’Otan à Bruxelles le 16 mai, le commandant suprême des forces alliées en Europe, le général américain Christopher Cavoli, a estimé que les Russes n’avaient actuellement « ni les compétences, ni les capacités » pour réaliser une « percée » majeure dans la région.

L’ouverture d’un nouveau front n’en est pas moins stratégique pour l’état-major russe. Dès la mi-mars, Moscou avait évoqué la création d’une « zone tampon » à proximité de la frontière, afin d’empêcher l’armée ukrainienne de frapper son territoire voisin de Belgorod. L’intérêt de la manœuvre n’est pas uniquement défensif. « C’est un prétexte, tranche Mikhailo Gonchar. D’autant que nos forces armées ont la capacité de lancer des attaques de drones à plusieurs centaines de kilomètres de distance. A l’inverse, cette zone tampon permettrait à la Russie de mettre la ville de Kharkiv à portée de son artillerie et de ses systèmes de lance-roquettes multiples. »

Affaiblir le front Est

De quoi renforcer encore la menace pesant sur cette métropole déjà régulièrement ciblée par les drones et missiles russes, que Moscou avait tenté de capturer – sans succès – en 2022. Et dans le même temps, accroître la pression sur la population civile. En une semaine, plus de 8 800 personnes ont d’ores et déjà fui les combats dans le nord. Signe de la sévérité de la situation, Volodymyr Zelensky a fait le déplacement dans la région le 16 mai, y jugeant la situation « extrêmement difficile » mais « sous contrôle ».

Des secouristes à Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine, après un tir de missile russe, le 14 mai 2024

Plus globalement, l’ouverture d’un second front dans le nord pourrait déstabiliser la défense ukrainienne dans l’est du pays, où Moscou poursuit inlassablement ses efforts offensifs depuis la prise d’Avdiivka à la mi-février. « Les Ukrainiens ne peuvent pas se permettre de laisser Kharkiv sans protection, note le général Pellistrandi. Ce qui implique d’y envoyer des forces conséquentes qui seront prélevées sur le reste du front. » Une manière d’imposer un dilemme stratégique au commandement ukrainien, contraint d’éteindre de multiples incendies avec des moyens limités aussi bien en hommes qu’en munitions.

Sur le front est, la petite ville fortifiée de Tchassiv Iar, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Bakhmout, est dans le viseur de Moscou. Tenu de haute lutte par les Ukrainiens depuis des mois, ce bastion constitue un point de passage obligé avant toute offensive en direction de Kramatorsk – capitale administrative régionale sur laquelle Moscou veut mettre la main pour parachever son contrôle de l’oblast de Donetsk. « Face aux difficultés qu’ils rencontrent sur place, les Russes ont conclu qu’ils devaient ouvrir un second front au nord pour pousser l’armée ukrainienne à affaiblir ses défenses dans l’est », résume Mikhailo Gonchar.

Cette manœuvre pourrait ne pas être la dernière du genre. Selon le chef du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Boudanov, l’armée russe amasserait en parallèle des forces à proximité de la région frontalière de Soumy, au nord-ouest de l’oblast de Kharkiv. Augurant de l’ouverture possible d’un nouveau front, dans les semaines à venir.

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