Olivier Dard : “Comparer Bardella avec Mussolini ou Hitler n’est guère opératoire”

Olivier Dard : “Comparer Bardella avec Mussolini ou Hitler n’est guère opératoire”

Manuel Valls aurait-il été, dans les années 1930, un soutien du slogan “plutôt Hitler que le Front populaire” ? C’est en tout cas ce qu’a sous-entendu, au micro de RTL le 18 juin, la députée européenne de La France Insoumise, Manon Aubry. Le crime de l’ancien Premier ministre ? Avoir osé renvoyer dos à dos le Nouveau Front populaire et le Rassemblement national.

C’est un marqueur de la culture politique française. En temps de crises, les références aux années 1930 vont bon train. Ces derniers mois, ceux qui s’opposent à une aide trop appuyée à l’Ukraine se sont par exemple vus qualifiés de “munichois” – en référence aux partisans des accords de Munich de 1938.

Mais que valent ces analogies ? Pour Olivier Dard, historien spécialiste de la période et professeur à Sorbonne Université, s’il peut être pertinent d’établir des parallèles entre cette période et la nôtre, il faut cependant se méfier des rapprochements abusifs. Entretien.

L’Express : Que pensez-vous de la multiplication des références aux années 1930 dans la sphère politique, à l’image des propos de Manon Aubry sur Manuel Valls ?

Olivier Dard : Il y a dans ces propos une volonté évidente de dresser un parallèle dans lequel la France de 2024 serait l’Allemagne de Weimar en 1933, Manuel Valls, un social-traître, et Jordan Bardella… Hitler ? En tant qu’historien, je trouve cela osé. Cela pose un très sérieux problème de mise en contexte. La France et l’Europe d’aujourd’hui ne sont plus celles des années 1930. Dans ces conditions, comparer Bardella et le RN avec la montée du fascisme italien de Mussolini ou du national-socialisme allemand ne me semble guère opératoire pour comprendre ce qui se joue, qui doit d’abord se saisir à l’aune de l’histoire politique de la France contemporaine.

Jean-Marie Le Pen et Jordan Bardella n’utilisent pas les mêmes références et ne s’adressent pas aux mêmes générations.

Ce que la gauche appelle le “fascisme français” est à mon avis beaucoup plus l’héritage d’un phénomène endogène lié à l’histoire du nationalisme français. De ce point de vue, le RN en est un héritier incontestable. Cette question de l’héritage est le point essentiel. Mais comme dans tout héritage, il faut l’appréhender en tenant compte du droit d’inventaire proposé par les héritiers. Si le RN a notamment repris du FN le caractère central du thème de l’immigration et de la “préférence nationale”, on constatera aussi des différences entre Jean-Marie Le Pen et Jordan Bardella.

Prenons par exemple les références historiques mobilisées. Concernant Jean-Marie Le Pen, on rappellera, entre autres, sa défense du maréchal Pétain, de Robert Brasillach, des combattants de l’Algérie française. En ce qui concerne Jordan Bardella, son “personnage préféré” est le général de Gaulle et à la question “celui que vous détestez et à qui vous ne pardonnez rien”, il a répondu le maréchal Pétain.

Les meetings de Jean-Marie Le Pen et du nouveau patron du RN n’ont rien à voir : les premiers se voulaient des liturgies, dominées dans les années 1980 par le chœur des esclaves de Nabucco. On est loin de ce que cherche à faire Jordan Bardella sur Tiktok. Les deux hommes n’utilisent pas les mêmes références et ne s’adressent pas aux mêmes générations.

Selon vous, le RN et le FN ne sont donc plus comparables ?

Le FN de 1972, qui n’est pas encore la chose de Jean-Marie Le Pen, s’était structuré autour de diverses strates et de divers héritages : l’occupation, l’épuration et l’antigaullisme, la guerre froide et les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, qui sont fondamentales dans l’itinéraire de Le Pen ; puis, après 1968, la référence au néofascisme italien théorisée par le négationniste François Duprat et très prisée des jeunes gens du mouvement Ordre Nouveau, qui sont la colonne vertébrale du premier FN.

Les années 1930 sont restées dans la mémoire comme des années traumatiques.

Que reste-t-il justement de ces racines dans le RN d’aujourd’hui ? Ce que l’on pourrait appeler cette vieille extrême droite n’a pas disparu, mais elle est marginale dans la France de 2024. Surtout, elle combat un RN qu’elle trouve dévoyé depuis l’avènement de Marine Le Pen. On se contentera ici de citer l’hebdomadaire Rivarol qui avait toujours soutenu Le Pen père, mais qui aujourd’hui combat sa fille, ou la Lettre de Jeune Nation qui a rendu récemment un hommage à Léon Degrelle [NDLR : ancien combattant sur le front de l’est de la 28e division SS, et défenseur de thèses négationnistes].

Ajoutons aussi que si certains considèrent que le racisme anti-arabe du XXIe siècle est un héritage de la guerre d’Algérie, je ne suis pas certain que les jeunes générations, bien que certains puissent avoir de véritables réflexes xénophobes, rattachent ces sentiments au souvenir de la guerre d’Algérie, à l’héritage de l’OAS, des pieds-noirs ou des harkis. Le rapport à l’islam me semble compter bien davantage dans le regard porté sur l’immigration.

Les bataillons électoraux du RN actuel sont loin de tout l’héritage dont nous venons de parler. Ce qu’ils voient et contestent, c’est l’impression qu’ils ont d’un pays en déclin et qu’ils ne reconnaissent plus. Il me paraît plus intelligent d’essayer de comprendre ce que ces gens-là expriment en votant pour le RN plutôt que de vouloir projeter à toute force ses propres grilles de lectures. C’est un peu le danger auquel s’expose l’historien : comprendre le présent en projetant les schémas qui lui sont familiers grâce à sa connaissance de l’histoire. Elle est riche d’enseignements, mais ne se répète pas.

Comment expliquer que la référence aux années 1930 soit un élément rhétorique qui revient toujours, à un moment ou à un autre, dans le débat politique ?

C’est une fascination presque un peu morbide qui revient à les considérer trop souvent et unilatéralement comme des années de déclin et de décadence. Il y a beaucoup de raisons, mais ce qui est frappant à observer, c’est que les années 1930 sont restées dans la mémoire comme des années traumatiques. C’est février 1934, assimilé par les gauches à un péril fasciste… Elles sont perçues comme des années de déclin, de décadence, d’inévitable faillite précédant la défaite écrasante de 1940, l’occupation et la collaboration.

Rappelons aussi qu’après 1945, l’avant-guerre n’a jamais suscité le moindre discours sur une “belle époque” oubliée, alors que ce fut le cas pour l’avant 1914. Les années 1930 sont des années répudiées, de traumatisme, de crise.

Il n’empêche que sur un certain nombre de points en effet, il peut être pertinent de tirer des parallèles entre les années 1930 et aujourd’hui : sur le sentiment d’incertitude quant à l’avenir, sur la polarisation politique dans le pays, sur la crise de la prise de décision et le sentiment d’impuissance en politique…

Une autre référence évidente, c’est celle du Nouveau Front populaire. La trouvez-vous pertinente ?

D’abord, il faut rappeler que le Front populaire des années 1930 était un cartel électoral, alors que le Nouveau Front populaire se présente comme une alliance de gouvernement. Il faut aussi préciser que les contextes dans lesquels ces deux fronts émergent sont très différents. L’actuel s’est constitué en quelques jours quand le premier fut le produit d’un long processus. Février 1934 a joué un rôle important dans la mobilisation des militants de gauche, au nom de l’antifascisme, à travers de fortes manifestations organisées à Paris et en province.

Un autre élément essentiel du Front populaire originel, c’est l’importance de l’opposition entre le Parti socialiste et le Parti communiste français. Il faut rappeler la violence de cette opposition, les seconds qualifiaient par exemple de “socio-fascistes” ou de “socio-traitres” les premiers. C’est seulement grâce à la décision de l’Internationale communiste, au printemps 1934, d’en finir avec la tactique “classe contre classe”, qu’un rapprochement entre les deux forces marxistes a été possible.

Cette alliance d’appareil a été scellée par la signature d’un pacte d’unité d’action en juillet 1934, qui s’est ensuite élargie au Parti radical un an plus tard pour former un Rassemblement populaire. Ce dernier est soutenu par une CGT qui se réunifie, la Ligue des droits de l’homme et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Soulignons encore l’ancrage local de cette mobilisation puisque des comités du Rassemblement populaire sont créés dans de nombreuses localités. Le programme du Front populaire, dont la matrice était l’antifascisme, se voulait fédérateur. Il était donc “modéré” puisqu’il ne fallait pas effrayer le Parti radical et son électorat.

Ce thème de l’union de la gauche unitaire face au “fascisme”, cette capacité de la gauche à se réunir malgré des programmes très différents, on la retrouve aujourd’hui, alors qu’on ne la rencontre pas à droite…

Aujourd’hui, l’union des droites semble se réaliser, mais à la droite de la droite…

Ce qui marque la séquence historique que nous traversons, c’est l’effondrement de la droite de gouvernement.

Oui. C’est la première fois qu’une formation politique issue du courant nationaliste de la droite se retrouve avec un tel pourcentage d’électeurs. Ça n’est jamais arrivé… Il y eut certes quelques flambées comme le poujadisme en 1956, qui vit Jean-Marie Le Pen devenir député, mais elles n’ont jamais su s’inscrire dans la durée. Faut-il rappeler à quel point la percée du FN en 1984 fut qualifiée par les commentateurs d’alors de “feu de paille”, de protestation sans lendemain. Or, le vote RN aujourd’hui est un vote profondément ancré et, on l’a vu aux élections européennes, capable de mordre sur de nouveaux territoires et de nouvelles catégories sociales.

Ce qui marque la séquence historique que nous traversons, c’est l’effondrement de la droite de gouvernement. Le fait que François-Xavier Bellamy, même après une bonne campagne, fasse un score tout de même décevant, montre que les électeurs ne sont plus là, et que Les Républicains sont aujourd’hui un parti d’élus locaux plutôt qu’un parti de militants, et encore moins un parti d’électeurs lors des grands scrutins nationaux.

C’est la première fois que le rapport de force entre la droite de gouvernement et la droite de courant nationaliste est inversé à ce point. Donc ces électeurs LR, qui se retrouvent en minorité, se posent la question de savoir avec qui doit s’allier leur formation et pour qui doivent-ils se mobiliser au second tour. Mais au fond, le problème de LR est encore plus grave : existe-t-il encore un espace politique pour cette formation face aux trois blocs en présence ?