Purges dans l’armée russe : “Poutine utilise la chasse aux corrompus à des fins démagogiques”

Purges dans l’armée russe : “Poutine utilise la chasse aux corrompus à des fins démagogiques”

C’est une purge à vitesse accélérée, “la plus grave attaque contre l’armée russe en près de vingt-cinq ans de règne de Poutine”, selon les journalistes d’investigation russes Andrei Soldatov et Irina Borogan. “Un à un, les responsables militaires sont jetés en prison. Alors que la situation sur le champ de bataille en Ukraine semble plus favorable au Kremlin, Poutine semble penser que le moment est approprié pour punir l’armée pour les échecs de 2022″, écrivent les fondateurs du site d’information indépendant Agentura.ru.

En un mois, au moins quatre hauts responsables militaires sont tombés, en plus du limogeage du ministre de la Défense Sergueï Choïgou : le vice-ministre de la Défense Timur Ivanov ; le lieutenant-général Yuri Kuznetsov, chef du département du personnel du ministère ; le général Ivan Popov et le chef adjoint de l’état-major général Vadim Shamarin. Tous les quatre sont accusés de fraude ou de corruption. Un grand classique du despotisme russe, selon Françoise Thom, spécialiste de l’URSS et de la Russie post-soviétique.

L’Express : Comment interprétez-vous les purges en cours au sein des armées russes ?

Françoise Thom : Vladimir Poutine est un homme du KGB. Or, il y a un antagonisme historique entre le KGB (les “tchékistes”) et les militaires, qui remonte à l’époque soviétique. Au sein du KGB, comme aujourd’hui au sein du FSB, une administration entière était chargée de surveiller les militaires. Elle compilait des dossiers compromettants sur tous les officiers de l’armée, en recueillant les délations s’accumulant au fil des années. Staline s’est largement servi de cette pratique. Il a commencé à amasser des éléments compromettants sur Gueorgui Joukov et ses maréchaux en pleine guerre.

D’abord, il a autorisé les militaires à piller les territoires soi-disant “libérés”, l’Allemagne entre autres. Les officiers se servaient sans scrupule. Les archives soviétiques déclassifiées révèlent notamment que Joukov a pillé tant et plus en Allemagne, remplissant des wagons entiers de tapisseries, de tableaux, de pianos, de vaisselle, etc. Les hauts gradés soviétiques avaient les moyens d’affréter des trains pour emmener ce butin chez eux ! Staline fermait les yeux là-dessus, mais en parallèle il ordonnait au MGB [NDLR : la police secrète entre 1946 et 1954] de ramasser tous les éléments possibles sur les activités de ses généraux à l’étranger. A la fin de la guerre, Staline, qui avait pris ombrage du prestige de Joukov [NDLR : des rumeurs donnaient ce dernier en successeur du “Tyran rouge”], a ressorti le dossier constitué sur lui pour l’accuser de corruption et l’exiler. D’autres militaires moins prestigieux n’ont pas eu cette chance, le maréchal Koulik, par exemple, a été fusillé après la guerre.

Poutine perpétue la tradition de Staline : il ne s’entoure que de gens sur lesquels il a du “kompromat” pour pouvoir les tenir et s’en débarrasser en temps utile. Les dossiers sur les officiers actuellement arrêtés remonteraient à plusieurs années. Ces accusations de corruption sont probablement fondées, mais Poutine choisit son moment pour les utiliser. Il a procédé de la sorte avec toutes les élites russes, avec tous ceux qui sont employés dans l’appareil d’Etat : ministres, journalistes, chefs de parti. Il a du “kompromat” [NDLR : des informations compromettantes recueillies contre des personnes susceptibles d’être soumises à un chantage] sur tous ceux qui l’entourent. C’est un moyen d’assurer le contrôle.

Pourquoi Poutine choisit-il ce moment pour se débarrasser de plusieurs haut gradés ?

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce timing. D’abord la montée en puissance de l’armée, qui progresse en ce moment en Ukraine et a un poids de plus en plus important dans la société russe. Depuis que la mobilisation de 2022 a été un échec relatif et un désastre politique pour Poutine, on assiste à une véritable révolution militaire car le pouvoir a basculé vers une professionnalisation de l’armée, qui paie désormais très bien ses soldats. L’armée recrute dans les milieux les plus modestes, le “quart-monde” russe. Du jour au lendemain, ces gens sont payés l’équivalent de 3 000 à 4 000 dollars, alors que traditionnellement le soldat était considéré dans l’armée russe et soviétique comme de la chair à canon. C’est une révolution, qui aura, à terme des retombées politiques.

Ces vétérans pourront, à terme, être une menace pour la stabilité du régime de Poutine. Parmi les officiers, des figures charismatiques peuvent émerger. Le général Popov était populaire parmi ses troupes, ce qui est dangereux pour le régime et explique son arrestation. Il en allait de même pour Prigojine, qui n’a pas trouvé beaucoup d’obstacles pour l’arrêter sur son chemin lors de sa marche vers Moscou en juin 2023. C’est un peu ce qu’il s’est passé à Rome à partir de la réforme militaire de Marius qui décide d’enrôler la plèbe, faute de soldats mobilisables : les légions s’attachent à leur chef, lequel peut s’emparer du pouvoir comme le fit César marchant sur Rome avec ses légions [NDLR : Prigojine a finalement fait demi-tour pour se réfugier au Bélarus, et est mort deux mois plus tard dans le crash de son avion].

Après la rébellion avortée de Prigojine, il n’y a pratiquement pas eu de purges. Poutine a attendu quelques mois, et il commence maintenant à appliquer le programme de Prigojine, qui préconisait de limoger les haut gradés corrompus. Ces arrestations sont très populaires chez les “Z patriot”, les blogueurs militaires qui réclamaient des purges contre les corrompus.

Enfin, ce “grand ménage” peut s’expliquer par la militarisation à grande vitesse du pays : désormais, l’essentiel des flux financiers est dirigé vers la machine militaire. Partout, le butin se rétrécit, sauf dans le secteur militaire, qui suscite par conséquent beaucoup de convoitises parmi des clans rivaux, entraînant un torrent de délations.

Poutine a-t-il peur de ses généraux ?

Le précédent Prigojine a été une chaude alerte pour Poutine. Il est conscient de la déstabilisation qu’implique le bouleversement apporté dans la société russe par la nouvelle organisation militaire. La guerre sert d'”ascenseur social” à certains, mais le nombre de perdants est considérable, notamment parmi les oligarques obligés de mettre la main à la poche pour financer le budget militaire. Une campagne de “lutte contre la corruption” est toujours l’indice de tensions au sein des élites dirigeantes. Il n’est évidemment pas question d’éradiquer la corruption, sur laquelle repose le régime, mais de se servir du prétexte de la chasse aux corrompus à des fins démagogiques. Poutine veut intimider ceux qui pourraient être tentés de fronder. D’où les arrestations spectaculaires de généraux. Tout cela flatte le menu peuple et conforte l’image du tsar redresseur de torts qu’affectionne Poutine.