Reconnaissance faciale : “En Russie, on scrute le comportement des profs et des élèves face à la guerre”

Reconnaissance faciale : “En Russie, on scrute le comportement des profs et des élèves face à la guerre”

Un web mondial totalement libre et ouvert. Cette belle vision est de plus en plus remise en question par les stratégies numériques d’états autoritaires, en particulier la Russie et la Chine. Spécialiste de la géopolitique des technologies et de la Russie, le chercheur associé de l’Ifri Julien Nocetti décortique la bataille mondiale qui se déroule sans bruit derrière nos écrans.

L’Express : Europe, Chine, Etats-Unis… Les Etats ont des manières parfois très divergentes de penser leur souveraineté numérique. Quel impact cela a-t-il sur le visage de l’internet mondial ?

Julien Nocetti : Il y a deux tendances de fond. D’un côté la vision portée en général par les pays de l’OCDE, avec l’accent mis sur l’ouverture de l’internet, son interopérabilité, les bénéfices apportés par la révolution numérique. Elle est portée par des institutions multilatérales et est très cohérente avec la nature du projet Internet initial qui était de s’émanciper des frontières, quelles qu’elles soient. Elle est depuis longtemps en concurrence frontale avec la vision d’Etats autoritaires, en particulier la Russie et la Chine, même si ces deux pays concrétisent leur vision de la souveraineté numérique de manière différente. En Chine, dès l’édification du réseau internet, il y avait une volonté de maîtrise totale des infrastructures numériques et des flux de données qui partaient de Chine. Je mets de côté Hong Kong qui a pu être pendant un certain temps un “poste-frontière” numérique vers l’extérieur. Dès le début, la Chine a voulu un espace numérique totalement étanche. La logique qui prévaut en Russie diffère un peu mais elle commence à rejoindre celle de la Chine.

Par le passé, il y a donc eu en Russie une certaine liberté laissée aux acteurs du numérique ?

Très clairement. Dans la seconde moitié des années 1990, des débats parlementaires se sont tenus sur l’enjeu d’établir ou non un contrôle sur l’internet russe naissant. Le choix a été fait de ne pas imposer un contrôle strict à la chinoise. Cette liberté a duré des années – la sphère publique numérique qui éclot alors était perçue par les autorités comme un sas de décompression bien commode alors que se rétrécissaient les libertés publiques dans la vie “physique”. Le tournant se produit au retour au pouvoir de Vladimir Poutine en 2012. A cette période, les printemps arabes avaient montré le potentiel émancipateur des réseaux sociaux. La Russie s’oriente alors de plus en plus nettement vers un autoritarisme numérique, structuré par des textes de lois. Ce contrôle, sous couvert de lois contre le terrorisme ou de protection des enfants par exemple, n’a fait que s’accentuer depuis.

Ces dernières années, plus spécifiquement, qu’est-ce que Vladimir Poutine a mis en place pour contrôler plus étroitement l’internet russe ?

Le vrai tournant se produit au début de la décennie 2020. Le cycle entamé avec la pandémie de Covid puis l’invasion de l’Ukraine a permis à la Russie de tester différents outils de contrôle, notamment des technologies de reconnaissance faciale. Aujourd’hui, celles-ci maillent les grands centres urbains du pays, à commencer par Moscou. Il y a des caméras de reconnaissance faciale dans une partie des écoles du pays, pour vérifier le comportement des enseignants et des élèves, le regard qu’ils portent sur la guerre. Cela fait l’objet de coopérations étroites entre des acteurs nationaux comme Ntechlab et des entreprises chinoises comme Huawei et Dahua.

Cela nuance la souveraineté technologique russe puisqu’il y a une dépendance forte aux outils chinois ! Mais il y a une technologisation accélérée des pratiques de contrôle numérique en Russie. L’autre virage que l’on observe, à peu près à la même période, c’est un contrôle accru des infrastructures du numérique en Russie. Jusqu’alors, l’accent était mis sur le contrôle des contenus – ce que les Russes appellent la sphère informationnelle. Le projet de “RuNet souverain”, tel qu’il a été voté fin 2019, met cependant beaucoup l’accent sur les infrastructures. L’objectif est de rendre la sphère numérique russe étanche, via par exemple la prolifération de boîtiers techniques appelés “TSPU”, qui vont jouer le rôle de gardes-frontières des données qui passeraient du territoire russe à l’étranger et vice-versa. Ces boîtiers sont très contrôlés par les autorités russes, à commencer par le FSB. L’objectif du Kremlin est d’aboutir à un contrôle total des données qui circulent en Russie, mais aussi de celles qui sortent du pays. Cela change la donne car jusqu’à présent, notamment grâce à la diaspora russe, on avait un pays qui échangeait des informations relativement aisément malgré la censure d’Etat.

Quel est le degré d’avancement de la Russie dans l’IA ?

Jusqu’à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, la stratégie IA était surtout civile – lire commerciale – appuyée par un des grands acteurs de l’économie russe, le groupe bancaire Sberbank. Celui-ci était identifié comme le champion national de l’IA et à travers lui, passaient la plupart des grands projets du plan IA russe. Comme dans d’autres pays, l’enjeu de l’IA était naturellement associé à l’enjeu de production de cerveaux qui alimentent les start-up et le tissu économique du pays mais aussi à l’enjeu de la modernisation du secteur des semi-conducteurs qui a subi de plein fouet la transition post-soviétique. La situation a changé avec l’invasion de l’Ukraine.

Loin d’évoluer vers un engagement ultra-technologique, avec des robots autonomes, des drones produits localement, la Russie s’est plutôt retrouvée à creuser des tranchées et à recourir à des artilleurs. Cela questionne la stratégie officielle qui était d’automatiser les deux tiers des équipements de l’armée russe d’ici à 2025… Et si l’IA figure toujours dans les grands projets de l’armée russe, la question des moyens financiers associés à cet objectif se pose. Il faut sans doute se distancer de l’hypothèse d’une armée russe qui pourrait grâce à l’IA avoir un avantage sur le théâtre ukrainien. Elle reste largement en retrait par rapport aux Etats-Unis et à l’Europe.

Les stratégies de “guerre informationnelle” russes ont-elles évolué ?

Le recours décomplexé à l’arme informationnelle reste un vecteur d’action privilégié par la Russie. C’est un moyen très commode de rester sous le seuil de la guerre ouverte, avec peu de coûts engagés sur les plans financiers et humains. Et cela permet à Moscou d’établir un rapport de force qui lui est relativement favorable alors qu’en termes conventionnels, la Russie dispose de moyens nettement inférieurs à ceux de l’OTAN.

Pratiquer aussi effrontément la désinformation, la subversion, présente pour la Russie des avantages sur le plan tactique comme sur le plan symbolique. Car en retour, nous, Européens, comme les Américains, qui sommes ciblés par cette stratégie russe, nous développons une rhétorique de la menace à chaque moment de tension potentielle. A chaque scrutin, on redoute des menaces de subversion. Mais il ne faut pas que cela nous fasse oublier les raisons de l’insatisfaction dans nos propres sociétés.

Avec les politiques numériques de pays comme la Russie, mais aussi de la Chine, l’idée d’un internet mondial commun vole-t-elle en éclat ?

L’idée d’un internet commun “libre et interopérable” est naturellement remise en question. Il n’y a cependant pas de nette rupture : progressivement, on a vu s’édifier des modèles numériques très différents, des architectures concurrentes. Cela se voit également à des niveaux plus ciblés. Au Cachemire, au Soudan, en Iran ou encore au Cameroun, il y a de manière récurrente des coupures d’internet volontaires et localisées qui sont ordonnées. Certains acteurs cherchent à priver d’accès des populations entières ce qui remet en question in fine l’idée d’un accès universel.

Comment évoluent les pratiques de censure dans l’espace numérique ?

La censure ne se limite plus à bloquer l’accès à tel ou tel site web mais aussi à détourner les internautes des enjeux politiques et citoyens fondamentaux. Les pratiques de censure évoluent d’un aspect purement juridique à quelque chose de beaucoup plus psychologique. L’objectif consiste à rendre une population apathique sur le plan politique. Cela s’observe en Russie même si subsistent encore quelques fenêtres de résistance numérique. Alexeï Navalny avait bien montré que des usages étudiés du numérique pouvaient aboutir à des revendications suivies. Mais dans l’ensemble, la population russe a été détournée des débats politiques par cette censure en ligne. Cela s’observe également en Chine même si, là encore, subsistent des stratégies éparses de résistance à cette censure. Mais elle devient de plus en plus difficile à contourner, l’accès aux VPN notamment se réduit dans ces pays.

Comment évoluent les stratégies d’influence que peuvent mener certains acteurs dans l’espace numérique ?

Certaines applications d’intelligence artificielle changent la donne ici, avec toutes les possibilités de falsification de voix, de contenus textuels et d’images qu’elle offre. Nous sommes encore loin du mythe des deepfakes qui feraient basculer des scrutins. Mais aux mains d’acteurs malveillants, qu’ils soient étatiques ou mafieux, cette possibilité de falsification massive peut brouiller les perceptions d’une crise sociale par exemple. Elle peut contribuer à envenimer les relations entre gouvernants et populations, susciter des crises ouvertes. C’est un sujet à suivre de près compte tenu du décalage entre le temps de la loi et le rythme de l’innovation technologique – y compris chez nos adversaires géopolitiques.

Vous invitiez dans un entretien donné à Renaissance Numérique en mars dernier à ne pas penser la souveraineté numérique uniquement par la lunette de la régulation des Gafam. Pourquoi ?

Depuis une décennie, l’enjeu de la souveraineté numérique a souvent été perçu par la lorgnette des grandes plateformes américaines, de leurs abus sur le plan concurrentiel ou fiscal. Tout cela n’est pas dénué de fondements, c’est évident. Mais restreindre la question de la souveraineté à la domination d’acteurs extra-européens me semble réducteur. Cela évite d’abord de remettre en question nos propres choix, parfois contestables sur le plan industriel. Et ce ne sont pas des acteurs monolithiques, pas plus qu’ils ne sont des acteurs tout-puissants, qui appliqueraient une stratégie déterminée de longue date et seraient nécessairement de mèche avec Washington. Ils ont leur propre évolution interne, qui diffère en fonction des entreprises et de leur culture. Il n’y a qu’à voir les contestations qui ont pu émailler la vie de Google ou de Facebook.

Quels écueils faut-il éviter lorsqu’on cherche à bâtir cette souveraineté numérique ?

Vouloir s’isoler technologiquement est un leurre. C’est nier une réalité d’interdépendances numériques toujours très fortes malgré les discours actuels sur le “découplage” technologique. L’autre écueil serait de se placer en porte-à-faux de l’UE. L’Europe a une politique numérique qui n’est pas parfaite, loin s’en faut, mais qui s’affirme progressivement pour placer l’UE sur la carte mondiale des acteurs qui comptent dans le domaine technologique, d’abord par la norme. Avoir une lecture purement tricolore de la souveraineté numérique, centrée exclusivement sur le recours à des acteurs français est aussi restrictif. Seule l’échelle européenne peut nous permettre de peser.