Russie, Chine, Nouvelle-Calédonie… Comment l’armée française se prépare aux scénarios du pire

Russie, Chine, Nouvelle-Calédonie… Comment l’armée française se prépare aux scénarios du pire

« Pensons-y toujours, n’en parlons jamais », disait Léon Gambetta au sujet de l’Alsace-Lorraine perdue. La formule a longtemps défini le rapport à la guerre des chefs des armées sous la Ve République, avant qu’Emmanuel Macron ne mette les pieds dans le plat le 26 février dernier. « Il n’y a pas de consensus pour envoyer de manière officielle assumée des troupes au sol. Mais, en dynamique, rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre », déclare-t-il au sujet de l’Ukraine. Les temps ne sont plus aux phrases apaisantes, mais à « l’ambiguïté stratégique », théorisée par le général Sun Tzu dans L’Art de la guerre au sixième siècle avant Jésus-Christ. Pourquoi prévenir son ennemi de ses intentions quand on peut le maintenir dans une incertitude angoissante ?

Loin des conférences de presse, le ministère des Armées travaille depuis longtemps sur une éventuelle entrée en guerre de la France. Le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées imagine l’organisation du pays en cas de conflit armé. Dans l’armée de terre, le centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) exerce la même mission de prospective. Depuis 2021, les trois états-majors des armées financent également l’Observatoire des conflits futurs, réunissant un consortium de recherche sur les menaces d’ici à 2040 piloté par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et l’Institut français des relations internationales (Ifri). La célèbre Red Team, composée de chercheurs et d’écrivains, prépare pour l’armée des réflexions d’anticipation à l’horizon 2060. De février à mai 2023, l’armée a aussi monté l’opération « Orion », un exercice grandeur nature impliquant 12 000 militaires dans une vingtaine de départements. Sur la base d’un scénario imaginé à l’Otan, il s’agissait de repousser l’agression d’un Etat ressemblant fort à la Russie et de sa force de mercenaires, inspirée de Wagner.

Le 2 mars 2023, L’Express consacrait un grand dossier aux cauchemars militaires les plus redoutés par l’armée française, après consultation d’une quarantaine d’experts. Un des scénarios envisagés – en novembre 2026, Poutine lance une attaque sur l’Estonie et la Lituanie – a depuis été crédibilisé par un rapport confidentiel du renseignement allemand. Selon la version allemande du média Business Insider, ce document officiel prévient qu’il n’est « plus possible d’exclure » une attaque par la Russie d’un pays de l’Otan à partir de 2026. Les pays Baltes et la Finlande seraient les cibles les plus sérieuses. Le président polonais, Andrzej Duda, a lui déclaré le 20 mars dernier que Poutine s’imaginait pouvoir attaquer un pays de l’Otan dès « 2026 ou 2027 », en citant des « sources allemandes ». En France aussi, cette possibilité est envisagée – « si on laisse l’Ukraine seule, si on laisse l’Ukraine perdre cette guerre, alors à coup sûr la Russie menacera la Moldavie, la Roumanie, la Pologne », a expliqué Emmanuel Macron sur TF1 et France 2 le 14 mars. Les états-majors s’y préparent.

Un cocktail explosif

Alexandra Saviana, journaliste à L’Express, a passé un an auprès de ces stratèges chargés d’imaginer, comme un champion d’échecs tente de devancer les combinaisons les plus dévastatrices, les réactions en chaîne les plus problématiques. Elle signe, ce 16 mai, Les Scénarios noirs de l’armée française (Robert Laffont), une plongée fascinante dans les 11 conflits catastrophes qui guettent les forces tricolores d’ici à 2030. Appuyés par les analyses de 106 experts, ces récits d’engrenages guerriers nous font découvrir les « chemins mentaux » des grandes puissances – l’expression est d’Antoine Bourguilleau, officier traitant à la cellule jeu de guerre du CDEC. L’invasion de l’Ukraine a montré quel biais pouvait induire en erreur le renseignement français : celui de croire que les autres nations, la Russie en l’occurrence, basent leurs décisions sur des calculs exclusivement rationnels, à l’occidentale, quand leurs choix sont également guidés par des motifs purement émotionnels.

Les war games visent à s’accoutumer au fonctionnement des autres puissances, à commencer par la Chine, dont la technique des « mille coupures », dixit Emmanuel Véron, chercheur à l’Inalco et à l’école navale, est la plus grande arme. Ce supplice traditionnel veut que les bourreaux prennent tout leur temps pour achever les condamnés à mort. En géopolitique, il raconte la maîtrise du long terme par Pékin : dans Les Scénarios noirs de l’armée française, c’est en profitant de la naïveté française que les bateaux de Madagascar et de la Chine encerclent peu à peu les îles Eparses, dans l’ouest de l’océan Indien, jusqu’à en expulser la France, souveraine sur le territoire depuis la colonisation. C’est encore en menant habilement des opérations de « soft power » en Nouvelle-Calédonie que l’empire du Milieu facilite in fine l’indépendance de l’île.

L’histoire de ces vingt-cinq dernières années a montré que le temps géopolitique se décompose en une utilisation ininterrompue des moyens indirects de la guerre – l’économie, l’influence, l’espionnage, l’ingérence informationnelle – et de brusques coups de force. La Russie maîtrise à merveille ces deux facettes, et les scénarios qui la concernent reflètent son pouvoir de perturbation. Il est notamment question du financement massif de partis complotistes comme de l’utilisation de toute la gamme des armes cyber pour déstabiliser ses adversaires. En se basant sur l’exemple américain et les enjeux propres à la France, les experts estiment que le cocktail pourrait se révéler explosif dans nos contrées.

La crainte d’un attentat pendant les JO

L’ouvrage prend le parti efficace de proposer des récits au présent de l’indicatif, entrecoupés des commentaires des spécialistes interrogés, parmi lesquels des généraux, des diplomates, des chercheurs et des agents du renseignement. La « loi de Murphy » s’y applique : selon cet ingénieur aérospatial américain, « tout ce qui est susceptible d’aller mal ira mal ». L’adage, connu des stratèges militaires, incite à envisager les scénarios les plus calamiteux, pour peu qu’ils soient plausibles. Il est parfois question d’une erreur française, le plus souvent de tergiversations ou d’une sous-estimation de l’adversaire. On notera par exemple l’hypothèse d’une chute brutale du pouvoir biélorusse, a priori favorable aux Occidentaux, mais qui pourrait virer au casse-tête en cas de mauvaises décisions dans les premières semaines.

Nombre des scénarios ont pour point de départ une inflexion de la politique étrangère des Etats-Unis. « Le scénario du pire serait effectivement l’élection d’une figure similaire à Donald Trump (ou sa réélection) qui se tournerait vers l’isolationnisme, ou voudrait oublier l’Europe pour se concentrer uniquement sur la Chine », résume Camille Grand, secrétaire général adjoint pour l’investissement de défense à l’Otan de 2016 à 2022, aujourd’hui chercheur à l’European Council on Foreign Relations (ECFR). Un repli américain vers d’autres enjeux obligerait la France à prendre davantage de responsabilités dans son engagement militaire.

Un dernier scénario noir occupe aujourd’hui particulièrement les services de renseignement français : celui d’un attentat pendant les Jeux olympiques de Paris. Preuve que ce risque est sérieusement considéré, le format de la cérémonie d’ouverture, sur la Seine, a été modifié en mars dernier : afin de pouvoir contrôler l’identité des spectateurs, le gouvernement a choisi d’imposer un système d’ »invitations » à l’initiative de 170 institutions, plutôt que de laisser le public s’inscrire directement sur une plateforme. Quant au lieu de l’événement, « il y a des plans B et même des plans C », a précisé Emmanuel Macron le 15 avril dernier. En matière de sécurité, se préparer aux catastrophes fait partie des fondamentaux.

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