Semaine de quatre jours : vraie révolution ou « cadeau empoisonné » ?

Semaine de quatre jours : vraie révolution ou « cadeau empoisonné » ?

Depuis quelques mois, Emilie prend le temps de déjeuner avec sa fille le vendredi midi. Quelques heures plus tard, elle a également la possibilité d’aller la chercher à la sortie de l’école à 16 h 45, et non à 18 heures, comme les autres jours de la semaine. Et, entre deux, la quadragénaire s’engage dans des activités associatives, fait ses courses ou se rend à des consultations médicales. Depuis que son entreprise a mis en place la semaine de quatre jours, en septembre 2023, le vendredi est désormais le premier jour du week-end pour cette mère de famille. « Ça change drastiquement mon quotidien professionnel et personnel : je prends plus de temps pour moi et mes proches, et quand je suis au bureau je suis réellement productive », se réjouit-elle. Chez Elmy, le fournisseur d’électricité renouvelable pour lequel elle travaille en tant que responsable de marque, le temps de travail hebdomadaire a été reconsidéré pour correspondre aux attentes des salariés sur la semaine de quatre jours : pour la direction, pas question toutefois d’imposer à ses 130 salariés une semaine « classique » condensée du lundi au jeudi.

Les cadres, qui travaillaient jusque-là 39 heures par semaine, sont passés à 35 heures, tandis que les employés ont vu leur forfait horaire passer de 35 à 32 heures hebdomadaires. « Tout cela sans réduction de congés ni de salaire… Sinon, ça s’appelle du temps partiel, et ce n’est pas vraiment une révolution », souligne la directrice des ressources humaines, Camille Darde. Pour la DRH, la semaine de quatre jours doit impérativement s’accompagner d’une réduction du temps de travail, afin d’éviter « un cadeau empoisonné » pour les collaborateurs, potentiellement « essoufflés et épuisés » par des journées de neuf ou dix heures en continu. Un concept bien différent de celui annoncé par le Premier ministre Gabriel Attal le 27 mars dernier, qui proposait sur le plateau de TF1 une semaine « en » quatre jours, sans réduction globale du temps de travail. « Pour que ça fonctionne réellement, il faut une culture d’entreprise agile et flexible, prête à repenser la manière de travailler en lâchant prise sur les heures de réunion inutiles ou le présentéisme, par exemple… Sans imposer aux salariés une cadence infernale pour faire rentrer cinq jours dans quatre », commente Camille Darde.

Une réduction du temps passé en réunion

Mais chez Elmy, « il ne s’agissait pas non plus de faire n’importe quoi », ajoute la DRH, qui rappelle que l’entreprise a effectué une phase de préparation de six mois avant de lancer une expérimentation d’un an, puis de mettre définitivement en place cette organisation. « Pour assurer la continuité de service, les jours ’off’ se déterminent pour un an sans pouvoir être modifiés, et des binômes sont formés pour éviter les trous dans le planning », développe Camille Darde. Le format des réunions, auparavant fixé à une heure, est désormais de 45 minutes, et chaque salarié a été formé sur les questions d’efficacité personnelle, de gestion du stress et d’organisation du temps de travail. Pour maintenir la productivité des différents services, certains employés arrivent une heure plus tôt ou repartent une heure plus tard, d’autres raccourcissent leur pause-déjeuner, ou se dégagent des plages de travail sans aucune sollicitation extérieure…

« On mise sur la responsabilisation de chacun. Au début, je culpabilisais un peu, j’avais tendance à me reconnecter le soir ou le vendredi… Et puis j’ai appris à déléguer, à ralentir un peu la cadence, pour mieux me concentrer sur l’essentiel », explique Emilie. Le résultat semble, pour le moment, très positif : en juillet 2023, Elmy observait déjà une réduction moyenne du temps passé en réunion de 3,33 heures par semaine, un taux d’absentéisme en baisse de 70 %, et une multiplication par 2,5 du nombre de CV reçus par le service RH. Les salariés, de leur côté, indiquent pour 50 % « se sentir moins fatigués », et pour 88 % avoir constaté « un impact positif sur leur sommeil et leur capacité à se déconnecter du travail ».

Alors que la semaine de quatre jours est de plus en plus plébiscitée par les entreprises françaises, et que Gabriel Attal lui-même a annoncé une expérimentation en ce sens dans les ministères à partir de ce printemps, Benoît Serre, vice-président de l’Association nationale des DRH (ANDRH), prévient : « Cette mesure est loin d’être anodine, et ne doit en aucun cas devenir un simple argument marketing. C’est un vrai choix économique et de culture d’entreprise : il faut accepter de travailler différemment, assumer cette proposition jusqu’au bout. » Pour que cette organisation fonctionne sur le long terme, Isabelle Rey-Millet, professeur de management à l’Essec et dirigeante du cabinet Ethikonsulting met en avant l’importance du « lâcher-prise », notamment chez les dirigeants. « Si l’on reste dans une vision classique et obsolète de contrôle, de présentéisme, de pointage, c’est voué à l’échec. Il faut miser sur la motivation naturelle des salariés permise par ce jour’off’supplémentaire, leur responsabilisation par un management inclusif et participatif, qui améliorera leur productivité », décrypte-t-elle.

Surtout, la professeure de management déconseille fortement la mise en place d’une semaine de travail « en » quatre jours sans discussion préalable avec les concernés. « Dans ce cas, on risque de voir des burn-out, des personnes en souffrance, ou tout simplement peu intéressées par l’expérimentation », avertit-elle, s’appuyant notamment sur le cas très médiatisé de l’Urssaf Picardie. En mars 2023, la proposition de l’organisme public de concentrer les 36 heures de travail hebdomadaires des fonctionnaires en quatre jours, sans réduction du temps de travail et en renonçant à plusieurs jours de RTT, avait été qualifiée de « fiasco total » par la directrice adjointe de la structure Anne-Sophie Rousseau, interrogée par Le Figaro. Sur les 200 salariés éligibles, seuls trois avaient alors choisi cette formule. « Cette proposition peu flexible excluait de fait les salariés avec enfants qui n’auraient pas pu aller les chercher à l’école, ceux qui ne se voyaient pas réaliser des journées de neuf heures ou renoncer à leurs RTT », estime Christophe Nguyen, dirigeant du cabinet Empreinte humaine et psychologue du travail. « La semaine de quatre jours, avec ou sans réduction de travail, doit a minima être réfléchie collectivement, coétablie avec les équipes et les managers, pour éviter ce genre d’écueils », plaide-t-il.

A la mairie de Neuilly-sur-Marne (Ile-de-France), où la semaine de travail en quatre jours est expérimentée depuis un an et demi sur la base du volontariat, le maire Zartoshte Bakhtiari insiste sur cette notion de flexibilité. « Quoi qu’il arrive, les salariés du public doivent effectuer leurs 1 607 heures, il était donc exclu de réduire le temps de travail », souligne-t-il. Mais, pour s’adapter à l’organisation de chacun, la mairie a proposé diverses formules à ses collaborateurs : travailler 35 ou 38 heures en 4 jours, 4,5 jours ou 5 jours, avec des RTT maintenus uniquement pour les personnes travaillant 38 heures. « La plupart des agents ont testé la semaine de 4,5 jours en 38 heures, pouvant ainsi garder leurs RTT. Les employés s’organisent en amont pour maintenir la continuité du service public, et ça fonctionne », explique le maire. Selon lui, aucun des agents ayant testé la semaine tronquée n’a souhaité revenir à son rythme précédent. Convaincu par ces modifications de la semaine classique de travail, l’élu souhaiterait même aller plus loin. « Le prochain chantier auquel j’aimerais réfléchir est celui des horaires quotidiens : pourquoi ne pas permettre aux salariés de commencer à 7 heures du matin et partir à 14 heures, en fonction des rythmes de chacun ? » interroge-t-il.

Une autre manière de manager

Renaud Villard, directeur de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (Cnav), n’en est pas encore là. Mais, après une expérimentation de plus d’un an de la semaine de quatre jours sur une vingtaine d’agents, l’homme souhaite élargir le dispositif à la majorité de ses agents. Pour assurer leurs 1 607 heures, ces derniers ont pour le moment le choix entre des semaines de 35 heures en quatre jours sans RTT, ou de 37 heures avec huit jours de RTT. « On se rend compte qu’avec beaucoup d’organisation et de flexibilité cette mesure peut être mise en place pour la quasi-totalité des 150 métiers de la Cnav, de l’agent d’accueil aux directeurs de service – à l’exception des personnes en forfait jour -, en s’appuyant notamment sur l’expertise des managers », indique le directeur.

Comment faire, dès lors, pour éviter que ces changements ne pèsent trop sur les épaules des chefs de service ? « On les décharge du management de la conformité pour les rapprocher d’un management de la performance », répond Renaud Villard. « En clair, on ne leur demande pas de vérifier si un agent a rempli quatre dossiers et demi sur quatre jours de travail, mais s’il a rempli ses objectifs dans leur globalité en fin de mois, et si ce travail est qualitatif », illustre-t-il. Pour garantir la productivité sans stresser davantage les managers, chaque planning a par ailleurs été établi à l’avance, et des formations ont été proposées aux chefs de service, notamment axées sur la « mobilisation des compétences de leurs salariés » ou « l’animation du collectif ». « Nous les avons aussi encouragés à se décharger d’une partie de leur activité en apprenant à déléguer, plutôt que de tout contrôler, vérifier et attribuer », complète la direction de la Cnav.

Une stratégie également adoptée par Emilie, qui dirige une équipe de deux personnes chez Elmy. La manager a ainsi coconstruit son planning après de nombreuses discussions avec ses collaborateurs, en restant à l’écoute des souhaits de chacun. « Nous avons décidé que nous serions tous’off’le vendredi, pour maintenir quatre jours de travail tous ensemble. Ça fonctionne en bonne intelligence, justement parce que le moindre détail a été réfléchi en amont », assure-t-elle. Depuis, la productivité de son service n’a pas baissé – au contraire, la quadragénaire observe même une amélioration du travail de son équipe. « On a des employés mieux dans leur quotidien, et mieux dans leur travail. Ces conditions nous donnent tous envie de se donner à fond, et surtout, de rester. » Indicateur qui ne trompe pas, chez Elmy, le taux de turnover depuis le début de l’expérimentation, il y a un an et demi, est ainsi en baisse… de 150 %.

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