Thierry Frémaux à propos des JO de Munich en 1972 : “Un attentat sur les lieux du bonheur olympique”

Thierry Frémaux à propos des JO de Munich en 1972 : “Un attentat sur les lieux du bonheur olympique”

“Je me souviens de Klaus Wolfermann. Ce nom ne vous dit sûrement rien. Il trottait dans ma tête d’enfant, il trotte dans ma tête d’adulte. Il ne s’est jamais enfui, a toujours réapparu, ne s’efface pas. Le cerveau fonctionne étrangement, j’apprendrai ça plus tard à la fac de sciences naturelles, pour le peu que je la fréquenterai : le lobe temporal filtre la conscience, sélectionne tel événement de l’existence, bazarde tel autre, et décide dans le vertige ce qui restera d’une vie. Le mien, de cerveau, s’obstine, cinquante ans après la fin de l’été 1972, à ne pas oublier celui qui a gagné le concours du lancer du javelot des Jeux olympiques de Munich : Klaus Wolfermann. Le 3 septembre 1972, il remporta le titre à son cinquième essai avec un jet de 90,48 mètres, en battant de deux centimètres son rival soviétique Janis Lusis. Soviétique mais letton, entre parenthèses : Lusis ça ne fait pas très russe. La comptabilité des médailles, c’était du bidon, comme la prétendue domination de l’empire : on a depuis retrouvé le sens des proportions, en matière de classements comme de dopage et avec l’explosion de l’”URSSE” en 1991, tout le monde a compris tout le reste – sauf Vladimir Poutine.

Klaus Wolfermann, disais-je. Je me souviens de ses cris, de ses sauts de cabri, de sa barbichette, ce corps replet si éloigné des codes esthétiques des Apollon des stades, même si revoir les images de son lancer victorieux vous donne instantanément mal à l’épaule. Avec son apparence de cadre d’entreprise, on aurait dit un commercial d’Adidas qui écumerait les villes ouest‐germaines de moyenne importance. Il portait le débardeur RFA, écusson sur la poitrine, aigle noir sur fond jaune, un maillot que les Français craignaient, quoique moins que celui de la DDR, les “Allemands de l’Est”, un peuple d’athlètes redoutables formés à la gagne. La célèbre saillie de Gary Lineker sur la nature pragmatique du football ouest‐allemand s’appliquait alors à l’Allemagne de l’Est, et pas seulement pour le ballon rond. A la fin, c’est toujours eux qui gagnaient. Mais la nation qui a donné naissance à Kornelia Ender ne peut être tout à fait mauvaise – Vincent Duluc a tout dit sur la belle disparue. […]

Munich, c’était le retour des Jeux sur le continent européen. On nous disait ça. J’étais enfant. Après Rome 1960, les épreuves avaient fait une halte en Asie (Tokyo 1964) et en Amérique centrale (Mexico 1968). […]

“Tout était prêt. Moi aussi”

“L’Allemagne”, celle de l’Ouest, vite reconstruite car passée du bon côté de l’Histoire avec la guerre froide, retrouvait le droit d’exposer son insolente réussite. On en oublia que Munich était la ville de naissance du nazisme et que le stade, impérial et moderne, était construit à proximité du camp de Dachau. Milos Forman, qui posera ses caméras sur ces Jeux dans un film collectif mémorable, Vision of Eight, mourra sans réaliser son ultime projet, adapté du livre de Georges‐Marc Benamou, Le Fantôme de Munich. Lorsqu’il arriva en ville et visita le lieu où, en 1938, quelques démocraties européennes baissèrent leur pantalon devant Hitler, il déclara : “J’ai la chair de poule de savoir que c’est dans cette salle que s’est joué le sort de mes parents.” […]

En 1972, l’efficacité allemande, qui déçoit rarement, fit merveille. Les installations étaient les meilleures du monde, de blondes Gretchen dispensaient des Wilkommen dans des spots publicitaires planétaires, la charte graphique stupéfia par son inventivité. 7 134 athlètes, dont 1 059 femmes (14 %, hum, Tokyo 2020 a fait 48 %, Paris 2024 vise les 50 %), prirent part à 195 compétitions, 121 nations s’alignèrent dans 21 sports. Tout était prêt. Moi aussi. […]

Mais on ne va pas tourner autour du pot : les Jeux de l’été 1972, c’est d’abord le massacre organisé dont ils furent le théâtre. La profanation du rêve, le sang éclaboussant les drapeaux des Nations, un attentat commis sur les lieux du bonheur olympique : le village des athlètes. Ecrire sur Munich ne peut se faire sans rappeler ce moment d’histoire qu’une gestion craintive de voir les festivités entravées par un événement extérieur a empêché, une fois déclenchée, que l’abomination soit résolue au mieux, ensuite qu’on lui offre la postérité que les questions posées exigeaient.

L’Allemagne se montrait fière de son village. Elle en vantait la liberté, l’insouciance et autres idées neuves qui n’étaient pas que de l’attrape‐tout médiatico‐marketing. Fière aussi de l’image d’un pays bienveillant qui tournait le dos à son sombre passé en laissant des centaines de jeunes gens se gérer eux-mêmes. Résultat : une sécurité trop légère rendit possible que des hommes armés, déguisés en résidents, se jettent avec violence sur des athlètes et des entraîneurs surpris en plein sommeil.

“A Munich, tout le monde a tout perdu”

Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1972, à 4h25 du matin, deux jours après la victoire de Klaus Wolfermann, qui pouvait encore laisser éclater sa joie (car comment être heureux après ?), un commando palestinien issu du groupe Septembre noir surgit dans l’appartement de l’équipe israélienne situé dans le bâtiment 31 et prend 11 athlètes en otages. Sous peine de les exécuter, et il commence par en tuer deux pour effrayer les autres, il exige la libération de 200 Palestiniens emprisonnés en Israël. Diffusées en mondovision, y compris pour les assaillants qui connaissent ainsi minute par minute ce qui se trame contre eux, les opérations de sauvetage, bâclées et ratées, aboutissent à un carnage : 11 athlètes israéliens assassinés, et dans des conditions cruelles, un policier allemand tué ainsi que cinq Palestiniens. Trois autres seront capturés mais libérés quelques mois plus tard, laissant soupçonner que l’Allemagne était peu désireuse de voir se dérouler un procès où elle aurait été mise en cause.

La suite, c’est le président du CIO Avery Brundage qui déclare sans le moindre doute : “Les Jeux doivent continuer”, sa manière à lui d’interpréter la trêve olympique, sa façon surtout de montrer aux terroristes combien la cause du sport était plus forte que la leur – ce qui n’est pas vrai. Il y aura bien vingt‐quatre heures de pause, au moment de l’assaut, mais outre que ce sont surtout les familles des victimes qui furent bouleversées par une telle légèreté politique, le The show must go on se discute, tout de même – aujourd’hui, les Jeux s’arrêteraient n’est‐ce pas ? En matière d’obscénité, on n’est jamais à l’abri de rien […]

A Munich, tout le monde a tout perdu : la messe olympique, qui ne sera plus jamais la même ; la cause palestinienne, trop assimilée à cette violence pour qu’on accepte de comprendre ce qu’elle subit dans les territoires occupés et qu’on s’offusque qu’on ait foulé aux pieds les accords d’Oslo ; les athlètes israéliens et leurs proches, qui subirent les effets d’un scandaleux déni. Et d’un outrage passé sous silence : ça n’est qu’en septembre 2022 que l’Etat allemand a présenté ses excuses officielles aux familles pour la manière dont les choses se sont passées. Elles auraient pu arriver plus tôt, être formulées d’emblée, ne serait‐ce que pour déjouer la tragique évidence : en 1972, des juifs furent tués en Allemagne, et parce qu’ils étaient juifs. […]”.

Extrait de Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

Quand 27 écrivains se remémorent leur JO favori

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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