“Dopamine détox”, jeûne numérique : la privation des plaisirs immédiats nous fait-elle vraiment du bien ?

“Dopamine détox”, jeûne numérique : la privation des plaisirs immédiats nous fait-elle vraiment du bien ?

Sa “dopamine détox” à lui, Yomi Denzel l’a faite en Islande. Une île lointaine et désertique, quoi de mieux pour tenter la purge du moment, s’était dit ce coach en développement personnel très populaire sur Youtube. Comme le jeune homme, connu pour ses tutoriels pour devenir milliardaire en cinq étapes, de plus en plus d’influenceurs vantent les mérites présumés de ce régime sec, en vogue sur les réseaux sociaux ces derniers mois.

L’idée : se priver de toute forme de plaisirs immédiats, pour “rééquilibrer” son cerveau et à terme, améliorer ses performances. A peine arrivé à l’hôtel, l’intéressé se déconnecte de Netflix, supprime Instagram, tire une croix sur la nourriture “malsaine” et la pornographie. Même la musique et la lecture passent à la trappe. De quoi, à coup sûr, retrouver sa “motivation”, son “énergie”, son “inspiration”, explique-t-il à ses fans, dans une vidéo récapitulative, publiée en 2022.

Rien que sur le réseau social TikTok, le mot-dièse #dopaminedetox a été visionné plus de 100 millions de fois. Des statistiques dignes d’un blockbuster. De vidéos en vidéos, les internautes y vont de leurs conseils : il faudrait se priver “plus d’un mois”, disent certains. “On peut se permettre quelques écarts”, nuancent d’autres. Comble de l’ironie, des entreprises alléchées par d’éventuels profits ont même développé des applications pour aider à suivre la progression de la cure.

Noyés sous la dopamine

Sorte de retraite spirituelle moderne, la “dopamine détox” est présentée comme un remède contre l'”abondance du monde moderne occidental”, jugé trop luxuriant pour nos cerveaux primitifs. Nous serions “captifs”, “accros” à cette dopamine. L’hormone associée à la récompense serait délivrée trop facilement par les réseaux sociaux, les films X, le sucre, le gras ou encore le shopping, explique par exemple Grégoire Dossier, autre vidéaste à avoir testé la pratique (160 000 abonnés sur YouTube) : elle “inonderait” nos cerveaux.

La tendance est née dans la Silicon Valley, aux Etats-Unis, à la fin des années 2010. Dans le berceau des stars de la tech, proches des facultés de science et obsédés par la performance, on suit depuis longtemps les découvertes sur les systèmes neuronaux. Des travaux datant de la décennie précédente attirent particulièrement l’attention. Ils mettent en évidence un curieux phénomène : certaines stimulations peuvent, semble-t-il, libérer plus de dopamine si on les optimise – du moins chez l’animal.

Est-il possible d’extrapoler ? D’appliquer les résultats de ces études à l’homme ? Non, jugent les neuroscientifiques. Qu’importe : en plus de s’en inspirer pour concevoir leurs produits, quelques férus des nouvelles technologies se persuadent qu’il faut éviter les “excédents” dans la vie quotidienne. Il se dit alors que pour garder sa motivation face à des tâches longues ou difficiles, il faudrait de temps en temps se couper de toute stimulation. Un peu comme un jeûne.

L’un de ces entrepreneurs, Cameron Sepha, psychiatre de formation, décide de raconter ses petites expérimentations personnelles sur le sujet, dans un billet publié sur le réseau social LinkedIn, en 2019. Son truc à lui, c’est la privation totale : il va jusqu’à fuir le regard des gens, car le simple fait de les voir lui procure du plaisir, dit-il. Cameron Sepha compte même ses mots pour tuer dans l’œuf une éventuelle discussion qui le sortirait de sa torpeur d’ascète.

“Sans cette molécule, nous serions cloués au lit”

Les grands médias américains s’emparent du récit, et popularisent un peu malgré eux la pratique. Au grand dam des scientifiques : “Faire une détox de dopamine, ça n’a aucun sens, c’est un sophisme, du prêt-à-penser. On leur fait dire tout et son contraire à ces malheureux systèmes de récompense”, rouspète le Pr Pierre-Marie Lledo, directeur du département de neurosciences de l’Institut Pasteur et directeur de recherche au CNRS, agacé par la masse de fausses informations qui circulent à ce sujet.

Heureusement, aucune de ces “dopamine détox”, aussi radicales soient-elles, ne sont de nature à réduire la quantité de neurotransmetteurs libérée dans le cerveau. Seules de puissantes drogues le permettraient. Et quand bien même cela fonctionnerait, une telle disette reviendrait alors à se mettre volontairement en dépression, à se rendre schizophrène ou malade de Parkinson. “Sans cette molécule, nous serions cloués au lit, abattus, impassibles. Ce serait très mauvais, je ne le souhaite à personne”, insiste le chercheur.

L’entrepreneur qui a participé à populariser la cure, Cameron Sepha, était au courant de ces mécanismes beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Il en avait d’ailleurs apporté la précision à un journaliste du quotidien américain New York Times. Mais le businessman a tout de même gardé ce nom trompeur de “dopamine détox” pour décrire son protocole. Il le trouvait “accrocheur”. La preuve que sa méthode marche, selon lui : quand il sort de sa léthargie, tout lui paraît plus intense et il arrive mieux à se concentrer sur les tâches rébarbatives.

Accro à la dopamine ? Une “extrapolation”

Même s’il ne s’agit que d’un simple ressenti, individuel et donc anecdotique, Cameron Sepha n’est pas le seul à défendre la démarche. Aux États-Unis toujours, Anna Lembke, addictologue, cheffe de service à la clinique de Stanford, en a fait son cheval de bataille. En 2021, cette scientifique réputée publie “Dopamine Nation”, un best-seller (qui vient de paraître en France*), dans lequel elle propose sa “dopamine détox” à elle, basée sur les protocoles de sevrage qu’elle donne à ses patients héroïnomanes ou alcooliques. L’ouvrage, souvent cité en ligne, défend la privation. Ce serait, selon elle, la méthode la plus efficace pour en finir avec un comportement jugé problématique.

Selon Anna Lembke, scroller, vérifier ses notifications, se laisser aller à regarder toutes sortes de vidéos au hasard, reviendrait en quelque sorte à s’injecter de la drogue, à petite dose. Une extrapolation qui n’a jamais été étayée par des études scientifiques, et pour cause : “Chez l’homme, les mesures de dopamine sont beaucoup moins précises, ce qui freine la recherche sur ces questions”, détaille Jérémie Naudé, neurobiologiste, spécialiste de la dopamine.

Peut-être la science donnera-t-elle un jour raison à la thèse d’Anna Lembke. Mais en attendant, la plupart des spécialistes du cerveau considèrent qu’elle est peu crédible. “Les activités numériques ciblées par les “dopamine détox” sont taillées pour maximiser la satisfaction, c’est un fait. Mais dans ces situations-là, aucune substance n’est ajoutée et le plaisir, la quantité d’hormone relâchée, sont infimes comparés à l’euphorie induite par des produits stupéfiants”, poursuit le scientifique Jérémie Naudé.

Le mythe de l’abondance

D’autant plus que le cerveau est capable de se réguler face à l’abondance. Il s’adapte, en fonction du contexte, contrairement à ce qu’indiquent les curistes. “Les hommes des cavernes n’avaient sûrement pas l’opportunité de se prélasser devant un écran, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne s’extasiaient pas devant les coucher de soleil et les panoramas qui s’offraient à eux”, s’amuse le neurologue Pierre-Marie Lledo. Impossible de véritablement bouder son plaisir : privez-vous de divertissements et de nouveaux apparaîtront.

Ainsi, pour le moment, seuls les jeux vidéo et d’argent sont officiellement considérés comme pouvant entraîner une dépendance. En partie à cause du risque et de l’aléa sur lequel ils reposent, deux éléments qui favorisent l’addiction : le hasard et le stress participent à stimuler la libération de dopamine, autant sinon plus que la simple présence d’un stimulus agréable. D’aucuns rétorqueront que les réseaux sociaux exploitent une mécanique similaire. “C’est vrai, mais les gains et la stimulation semblent, dans ces cas-là, bien plus faibles”, rappelle Jérémie Naudé.

Et là encore, même si l’on pouvait outrepasser ce débat de spécialiste sur la nature exacte de ce que provoquent certaines activités dans le cerveau, une simple retraite ascétique ne suffirait pas à se débarrasser des comportements que l’on juge néfastes. Si faire une pause peut aider de manière générale “mieux vaut surtout réfléchir sur les alternatives à ce qui dérange et s’entraîner à résister”, préconise Pierre-Marie Lledo. Sinon, les mauvaises habitudes reviennent au galop. “Je les ai reprises aussitôt”, confie Yomi Denzel, à la fin de sa vidéo.

* Dopamine Nation, Editions Eyrolles, 298 pages, 22 euros.