Joël Kotek : “La Belgique, un laboratoire de la France si les thèses de Mélenchon l’emportaient…”

Joël Kotek : “La Belgique, un laboratoire de la France si les thèses de Mélenchon l’emportaient…”

Une demi-finale de l’Eurovision interrompue par un syndicat sur la chaîne publique flamande VRT, afin de protester contre la participation d’Israël. Une ministre de la Culture francophone qui plaide pour l’exclusion de l’Etat hébreu de ce même concours de chant. Un ancien ministre de la Défense qui tweete que “Gaza aujourd’hui, c’est Varsovie hier”. Un président du Parlement flamand bruxellois qui déclare : “Moi qui suis parti à Auschwitz en Pologne pour voir ce qu’est un génocide… je peux utiliser ce terme… on utilise pratiquement les mêmes méthodes.” Un patron des Mutualités socialistes qui relaie sur son compte X une image associant l’étoile de David à la croix gammée. Depuis le 7 octobre, la Belgique se distinguerait-elle des autres pays européens par la virulence de son antisionisme, et ce jusqu’au plus haut niveau de l’Etat ?

Pour l’historien Joël Kotek, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et spécialiste des questions de génocide et d’antisémitisme, il ne fait pas de doute que la Belgique se différencie grandement de son voisin français par un “antisionisme radical d’atmosphère” qui touche selon lui quasiment tous les partis politiques et médias. “En France, vous avez un Jean-Luc Mélenchon qui affiche un antisionisme décomplexé, osons le dire, des plus suspects, mais il est très isolé politiquement. Chez nous, les positions de Mélenchon sont majoritaires”, assure-t-il.

L’historien met en avant trois types d’antisémitismes qui alimenteraient cette surenchère anti-israélienne : une judéophobie traditionnelle héritée du catholicisme, une culpabilité historique liée à la déportation importante de juifs durant la Seconde Guerre mondiale (particulièrement en Flandre) et un clientélisme politique visant la communauté musulmane, qui représente un poids électoral conséquent, notamment à Bruxelles. Entretien.

L’Express : La diffusion de la demi-finale de l’Eurovision a été interrompue sur la chaîne publique flamande, VRT, en protestation contre la participation d’Israël. Est-ce représentatif du climat qui règne aujourd’hui dans votre pays ?

Joël Kotek : Absolument. Il règne en Belgique un antisionisme radical d’atmosphère qui touche, sauf exception, tous les partis politiques belges. La cause palestinienne est devenue, ici, le noyau d’une nouvelle “religion civile” ou “séculière”, pour reprendre les analyses de Pierre-André Taguieff. S’agissant d’Israël, il y a une posture éminemment négative dans les trois régions en Belgique [NDLR : régions bruxelloise, flamande et wallonne]. Dans le cas de la Flandre, tous les partis politiques, sauf paradoxalement une partie de la N-VA, formation nationaliste certes démocratique mais antibelge, fustigent l’Etat hébreu.

La société civile n’est pas en reste : où ailleurs qu’en Flandre a-t-on vu le programme de l’Eurovision interrompu en direct en soutien à la Palestine ? C’est qu’en Flandre joue à plein un phénomène que des chercheurs allemands ont qualifié d’”antisémitisme secondaire”, soit un ressentiment à l’égard des juifs non pas malgré mais à cause de la Shoah. Cette forme particulière d’antisémitisme s’inscrit dans les mécanismes de “rejet de culpabilité” et/ou de “projection agressive” mis en avant par le philosophe Theodor Adorno. En Flandre, très précisément, la tentation de présenter les Israéliens en nouveaux nazis est patente. Elle découle évidemment d’une volonté de se débarrasser d’une dette historique à l’égard des juifs. Alors qu’en France quelque 23 % des juifs ont été assassinés, le pourcentage est de 64 % s’agissant de la Flandre, du fait de la collaboration de larges secteurs de la société politique et civile flamande. Apparemment, pour reprendre la célèbre expression attribuée au psychanalyste Zvi Rix, de nombreux Belges, qu’ils soient flamands ou francophones, faut-il le préciser, ne pardonnent pas Auschwitz aux… juifs.

Mon souci n’est pas qu’Israël soit critiqué (je ne connais personne dans mon entourage qui soutient de près ou de loin Benyamin Netanyahou), mais ce souci qu’ont les Belges de criminaliser systématiquement l’Etat hébreu, de le délégitimer, de ne s’en prendre qu’au seul Etat juif de la planète et ce, dans ses différents parlements, médias et universités. L’université de Gand, ma ville natale, est par exemple à la pointe du combat visant notamment au boycott des universités israéliennes [BDS]. Oserais-je souligner ici que cette même université était déjà à la pointe de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale ? C’est un rapprochement sans doute facile mais qu’un historien qui travaille sur le retour du refoulé ne peut pas s’empêcher de faire. De même, devrais-je encore rappeler que dans ma propre université, l’ULB, certains de mes collègues, dont un ancien recteur, suggèrent la rupture des relations académiques avec Israël et ce, quand bien même François Englert, le dernier en date des Prix Nobel belges, enseigna conjointement chez nous et à l’université de Tel-Aviv.

Le magazine allemand Spiegel s’inquiétait déjà, en 2021, de cette hostilité des élites belges à l’égard d’Israël…

L’article du Spiegel expliquait qu’en Belgique “l’antisémitisme avait été trop longtemps un problème dont seuls les juifs se souciaient vraiment”. Il soulignait également ce paradoxe : “A Bruxelles, le Parlement européen et le Conseil européen ont adopté des textes forts visant à lutter contre l’antisémitisme, mais le pays hôte ne se sent pas concerné”. Et c’est un journal allemand qui lançait cette alerte, invitant l’Europe à “sauver la Belgique de l’antisémitisme” ! Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, fait lui aussi un constat sévère sur l’attitude des Belges par rapport à cette question.

L’évêque d’Anvers a opposé le Dieu d’amour des chrétiens au Dieu vengeur des juifs…

“Bruxelles est à une heure vingt-trois de Paris… et pourtant tout un univers sépare ces deux pays en ce qui concerne l’antisémitisme”, avez-vous écrit dans la revue K. Vraiment ?

Près de 182 000 Français ont manifesté contre l’antisémitisme, contre 5 000 personnes en Belgique, qui plus est en majorité juives. En France, vous avez un Jean-Luc Mélenchon qui affiche un antisionisme décomplexé, osons le dire, des plus suspects, mais il est très isolé politiquement. Chez nous, les positions de Mélenchon sont majoritaires. En Flandre, les partis du centre, de droite et surtout de gauche sont partisans d’une ligne dure par rapport à Israël. Même notre Premier ministre, Alexander De Croo, membre du parti libéral flamand [Open VLD], a expliqué que, s’il était jeune, il aurait sans doute rejoint ceux qui occupent les bâtiments universitaires à l’ULB. Aucun ministre français ne s’oserait à une telle déclaration !

La forte tradition catholique de la Belgique peut-elle expliquer cette particularité ?

En Europe, on constate que les pays les plus hostiles à Israël sont des Etats à forte tradition catholique : la Belgique, terre de la Contre-Réforme s’il en fut, l’Irlande, la Slovénie, ou encore l’Espagne. C’est ce que j’appelle l’antisémitisme primaire, un vieil habitus antijuif hérité du mépris puis de la haine de l’Eglise envers Israël, pris ici au sens large. Comment oublier l’opposition traditionnelle des milieux catholiques à l’idée du retour des juifs en terre de Judée ? Le Vatican a d’ailleurs été le dernier Etat européen à reconnaître de jure l’Etat d’Israël. Le sionisme réduit en effet à néant la prétendue mission qu’avait assignée aux juifs l’Eglise chrétienne depuis saint Augustin : celle de peuple témoin, maudit et dispersé aux quatre extrémités de la Terre pour n’avoir pas accepté le message du Christ. C’est dans ce contexte théologique qu’il faut comprendre la lettre de l’évêque d’Anvers à ses “amis juifs anversois”, dans laquelle il en vient à opposer le Dieu d’amour des chrétiens au Dieu vengeur des juifs… Rappelons aussi que l’Eglise catholique belge, dont le siège était à Malines – d’où partirent tous les convois belges vers Auschwitz –, s’était tue en Belgique durant toute la Shoah, contrairement à certains responsables catholiques en France.

Ce vieil antisémitisme de nature religieuse resurgit donc aujourd’hui. Mais, en Wallonie, de tradition plus laïque et socialiste, on assiste plutôt au retour des antiennes de l’antisémitisme social, qui présente les juifs comme les suppôts du capitalisme, aujourd’hui américain. Je pense au cas de Jean-Marie Dermagne, un célèbre avocat marxiste wallon, ex-enseignant à l’Université catholique de Louvain, qui relaie sur sa page Facebook un post antisémite paru sur le site Egalité et Réconciliation d’Alain Soral, selon lequel “les Rothschild contrôleraient toutes les banques centrales mondiales”. Retour au vieil antisémitisme de la gauche radicale de la fin du siècle.

Tous ces prurits antisémites me renvoient bien moins aux années 1930 qu’à précisément cette “Belle Epoque” qui précéda la Première Guerre mondiale où l’antisémitisme avait pignon sur rue, où la haine antijuive était en quelque sorte normalisée. Et ce, de l’extrême droite nationaliste à la gauche marxiste. Et ce, de la presse aux universités. Oui, il règne en Belgique un antisionisme radical rouge-brun-vert d’atmosphère qui fait d’Israël (et pas de la Chine, du Soudan ou de la Turquie) le nouvel Etat paria, bref le juif des nations.

En Belgique, la gauche se moque, voir tient pour raciste la laïcité à la française

Quelle différence avec la France, où des médias comme L’Express s’ingénient à démonter les mécanismes qui concourent précisément à la haine des juifs. En Belgique, la RTBF, la chaîne publique francophone, s’est cru, elle, autorisée à remettre en question le témoignage de l’otage franco-israélienne Mia Schem, relâchée au bout de 54 jours, sous-entendant que son témoignage relevait sans doute de la propagande de guerre, cinq témoignages d’experts à l’appui. On parle de l’équivalent de France 2 chez vous ! Je songe encore au grand quotidien Le Soir, qui, outre de comprendre le mouvement d’occupation des bâtiments universitaires, donne à accroire que la Cour internationale de justice estime “probable” qu’un génocide a lieu à Gaza, ce qui est faux. Ce sont ces visions déformées du réel qui forment l’opinion publique belge à une opposition obsidionale à Israël.

Quelle est la part de clientélisme électoral dans les positions des différents partis politiques ?

En Belgique, nous avons une laïcité très différente de la vôtre. Nous parlons de neutralité. A Bruxelles, la population musulmane représente sans doute entre 25 et 35 % des électeurs. C’est difficile à quantifier. Ce qui est sûr est que cet électorat est l’un des éléments clés des différents scrutins bruxellois. Tout est donc fait pour séduire politiquement cette population à qui l’on attribue des opinions qu’elle n’a pas forcément formulées ; d’où une surenchère anti-israélienne. C’est à se demander quel sera le parti le plus hostile à Israël. J’ai qualifié cette nouveauté d’”antisémitisme tertiaire”, qui s’explique non pas par une opposition en soi aux juifs et/ou forcément lié au sentiment de culpabilité lié à la Shoah, mais par une adhésion aux thèses de leurs ennemis… supposés : les assignés musulmans !

Cette politique d’apaisement de la gauche bruxelloise à l’égard des populations de confession musulmane ne concerne pas que la cause palestinienne mais oblige aussi à la remise en question des divers plans de mobilité pour satisfaire un électorat très attaché à l’automobile ou, par ailleurs, des lois visant à interdire l’abattage rituel, comme c’est le cas en Wallonie et en Flandre, mais pas à Bruxelles.

Tous les partis politiques belges, sauf le parti libéral francophone MR et, nous l’avons dit, la N-VA flamande, font de la surenchère anti-israélienne. C’est à qui se montrera le plus hostile à Israël. Des membres du gouvernement, pas des parlementaires, ont réclamé le retrait d’Israël de l’Eurovision, prôné la rupture des relations économiques entre Israël et l’Union européenne, etc. L’hostilité à Israël fait sens au point de voir en région bruxelloise deux partis ouvertement antisionistes. C’est ainsi qu’a été créé tout récemment le parti Viva Palestina, par un militant chiite, Dyab Abou Jahjah, naguère stigmatisé en Belgique comme aux Pays-Bas pour ses prises de position pour le moins extrémistes.

Dans l’ensemble des partis dits progressistes, la tendance est à l’éradication progressive des tenants de la laïcité et de l’universalisme des valeurs. L’un des responsables d’EcoloJ est ainsi un défenseur du droit au burkini et figure en abaya sur son affiche électorale. En Belgique, la gauche se moque, voire tient pour raciste la laïcité à la française. Evidemment, la formation qui profite le plus de cet antisionisme radical d’atmosphère est le PTB, parti d’extrême gauche d’obédience marxiste-léniniste, devenu le premier parti de la région bruxelloise, selon un sondage paru en janvier. Le quotidien Le Soir a fait un lien direct entre ce succès et le fait que le PTB ait adopté les positions anti-israéliennes les plus radicales. C’est le même pari que fait Mélenchon en France, en espérant à travers son discours propalestinien mobiliser un électorat d’origine arabo-musulmane.

Un véritable “antisionisme d’Etat” se serait, selon vous, imposé en Belgique. N’exagérez-vous pas ?

Disons que c’est une sorte de religion civile, un consensus mou. Qu’est-ce qui explique que personne en Belgique ne s’indigne de la question arménienne du Haut-Karabakh, un phénomène d’épuration ethnique qui ne suscite pourtant aucun débat ? Même chose pour ce qui se passe au Soudan ou pour les Ouïgours. Le seul sujet qui mobilise politiquement, c’est la question israélo-palestinienne. J’ai manifesté pour les Ouïgours ou pour la Bosnie. Si nous étions 300, c’était déjà un énorme succès. Alors que les manifestations anti-israéliennes regroupent 40 000 personnes chez nous. La Belgique est un laboratoire de ce que vous pourriez vivre demain en France, si les thèses de Jean-Luc Mélenchon l’emportaient…