L’ex-agent de la DGSE a-t-il violé le secret-défense ? L’étrange procès de Jean-François Lhuillier

L’ex-agent de la DGSE a-t-il violé le secret-défense ? L’étrange procès de Jean-François Lhuillier

Mardi 3 octobre, six heures du matin. Jean-François Lhuillier dort encore, chez lui à Compiègne (Oise), lorsqu’une demi-douzaine d’agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le contre-espionnage français, frappent à la porte. Face à face singulier entre agents secrets. Exceptionnellement, eu égard au profil particulier de leur cible du jour, les policiers accepteront un café avant de procéder à la perquisition. Le lieutenant-colonel, retraité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), est accusé de violation du secret-défense par son ancien service.

En avril 2023, il a publié L’homme de Tripoli (Mareuil Editions), un récit de ses trois ans comme chef de poste de la DGSE en Libye, de 2009 à 2012. L’ouvrage aux 5 142 exemplaires vendus, selon Edistat, a irrité, boulevard Mortier, à Paris, au siège du service de renseignement, où on goûte de toute façon très peu les reconversions littéraires des ex-espions. La semaine précédant la sortie du livre, Jean-François Lhuillier et Bernard Emié, directeur de la DGSE jusqu’en janvier 2024, devisaient encore dans le bureau du patron. Le militaire était venu présenter son opus au haut-fonctionnaire, une connaissance très cordiale de vingt ans : l’un était le représentant du service secret en Jordanie lorsque l’autre en était l’ambassadeur de France, entre 1998 et 2002.

Cinq mois plus tard, on ne fraternise plus, on sévit. L’agent secret-écrivain quitte son domicile sous escorte après trois heures de perquisition, les enquêteurs n’ont rien trouvé hormis un courrier du ministère des Armées notifiant Jean-François Lhuillier d’une menace de blâme – il a publié son livre après avoir démissionné par écrit de la réserve militaire, mais avant d’avoir reçu une réponse officielle de sa hiérarchie, il aurait donc attenté au devoir de réserve selon les critères impitoyables de l’administration. Il embarque dans une voiture, direction Levallois-Perret, au QG de la DGSI où il pénètre la cagoule sur la tête et les menottes au poignet. Une minuscule cellule l’attend dans ces sous-sols habituellement occupés par des djihadistes ou des agitateurs d’extrême-droite. Il va y rester 48 heures, et y fêter ses 70 ans, le 4 octobre. Pour l’occasion, un muffin lui est offert par ses geôliers.

« J’ai voulu susciter des vocations »

Le premier jour, deux interrogatoires serrés de deux heures sur son livre, son entourage, ses sources, ses déplacements. Les enquêteurs veulent savoir si Jean-François Lhuillier a échangé avec des agents en service sur le contenu de son livre, s’il a gardé des documents de ses années DGSE. Bref, s’il a fauté grossièrement. En parallèle, des informaticiens vérifient le contenu de ses ordinateurs et téléphones, à la recherche d’une preuve accablante. Ils ne trouveront rien, là non plus, les interrogatoires du second jour sont plus amènes ; le 5 octobre à six heures du matin, il est conduit au tribunal judiciaire de Paris, où il patiente dans une autre cellule jusqu’à dix-huit heures.

Vient enfin le traditionnel passage devant la juge d’instruction, Ariane Amson. A la suite d’une plainte du ministère des Armées, il est mis en examen pour avoir commis trois infractions au code pénal, la compromission du secret-défense, la révélation d’informations pouvant conduire à la révélation de l’identité d’un agent d’un service de renseignement ou d’une source, et la violation du secret professionnel. Dans l’Homme de Tripoli, Lhuiller raconte, pêle-mêle, l’exfiltration de Béchir Saleh, le grand argentier du régime libyen, le départ chaotique des Français de l’ambassade pendant la révolution, les erreurs de la Centrale sur une source présentée comme hors du commun, des tentatives de recrutement diverses, ou encore la présence de membres du service Action de la DGSE sur le sol libyen. Une information à l’évidence sensible… mais déjà documentée par le général Gomart, ancien directeur du renseignement militaire, dans Soldat de l’ombre(Tallandier), en 2020.

Jean-François Lhuillier était un héros, récompensé de la croix de la valeur militaire puis chevalier de la légion d’honneur depuis 1996, il est désormais un inculpé, libéré sous contrôle judiciaire, avec l’obligation de prévenir la justice de ses déplacements à l’étranger. Le 12 décembre, il a été entendu une nouvelle fois par la juge d’instruction. Son nom est associé au discrédit dans les milieux militaires et au-delà. « C’est difficile pour moi, décrit Jean-François Lhuillier à L’Express. Je me sens atteint dans mon honneur, après cinquante ans de ma vie à travailler pour le drapeau français, pour lequel je me suis engagé à dix-sept ans. La défense de la nation, c’est l’engagement de ma vie entière ». Mais pourquoi donc avoir raconté son expérience d’agent secret dans un livre, initiative par nature risquée ? « J’ai voulu montrer aux jeunes générations l’importance capitale des services de renseignement. Pour susciter des vocations », répond l’ex-espion. L’ancien du 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine de Bayonne a surtout tenté d’emprunter une voie périlleuse. Évoquer ses missions d’agent secret, sans en référer auparavant à son service, alors que l’usage veut que les espions aux envies littéraires fassent relire leur copie au préalable. Sans non plus trahir la défense nationale, assure-t-il. « Je connais bien le secret-défense, argumente Jean-François Lhuillier. Je l’ai pratiqué pendant 30 ans. J’ai donc mis des clapets de protection dans mon récit, j’ai changé des noms, des informations, afin justement de respecter la loi. Je ne voulais pas non plus faire relire mon livre. Je n’avais pas envie de devoir me conformer à une vérité telle qu’elle aurait été perçue par le service ». D’autant que dans l’Homme du Tripoli, Lhuillier fustige l’esprit de clan à la direction du renseignement de la DGSE (la loi interdit de citer des noms), lequel serait à l’origine de plusieurs couacs majeurs. Pas sûr que les intéressés aient apprécié. Plusieurs prédécesseurs de Lhuillier ont dû supprimer des passages qui ne convenaient pas aux maîtres-espions du « comité Théodule », comme on surnomme un peu ironiquement, en interne, le service chargé de ces coups de ciseaux.

En 2010, Maurice Dufresse, ancien sous-directeur à la DGSE, avait été poursuivi par le ministère de la Défense pour certaines révélations de son ouvrage, 25 ans dans les services spéciaux. Chez lui, 63 documents classés « confidentiel-défense » au moment de leur création avaient été retrouvés. Il avait été condamné, mais pas pour avoir livré le nom de deux dirigeants du service, déjà cités plusieurs fois dans la presse. Le cas de Jean-François Lhuillier est encore plus ténébreux. Dans son signalement, le ministère des Armées l’accuse d’avoir violé le secret-défense… sans jamais faire référence à un document classifié en particulier. Aucune pièce n’est mentionnée, défense nationale oblige. Ses avocats, Louis Jay, et son associé Arthur Gaulier, demandent de ce fait la nullité des poursuites le visant : « Être le pouvoir exécutif et dire que telle ou telle information relève du secret-défense ne peut suffire aux yeux de la justice dans un Etat de droit. Le juge doit pouvoir faire une analyse indépendante des éléments invoqués. C’est un préalable avant de pouvoir discuter d’une éventuelle atteinte », pointe Louis Jay, contacté par L’Express.

Une question vertigineuse

En 2010, Maurice Dufresse, ancien sous-directeur à la DGSE, avait été poursuivi par le ministère de la Défense pour certaines révélations de son ouvrage, 25 ans dans les services spéciaux. Chez lui, 63 documents classés « confidentiel-défense » au moment de leur création avaient été retrouvés. Il avait été condamné, mais pas pour avoir livré le nom de deux dirigeants du service, déjà cités plusieurs fois dans la presse. Le cas de Jean-François Lhuillier est encore plus ténébreux. Dans son signalement, le ministère des Armées l’accuse d’avoir violé le secret-défense… sans jamais faire référence à un document classifié en particulier. Aucune pièce n’est mentionnée, défense nationale oblige. Ses avocats, Louis Jay, et son associé Arthur Gaulier, demandent de ce fait la nullité des poursuites le visant : « Être le pouvoir exécutif et dire que telle ou telle information relève du secret-défense ne peut suffire aux yeux de la justice dans un Etat de droit. Le juge doit pouvoir faire une analyse indépendante des éléments invoqués. C’est un préalable avant de pouvoir discuter d’une éventuelle atteinte », pointe Louis Jay, contacté par L’Express.

L’affaire pose aussi la question, vertigineuse, de ce que doit protéger le secret-défense en démocratie : suffit-il d’évoquer un document classifié pour obtenir la condamnation d’un prévenu, ici Jean-François Lhuillier ? Ou la DGSE doit-elle démontrer matériellement l’atteinte à la défense nationale, ici que la révélation de faits vieux de quinze ans porte préjudice à la France ? A l’inverse, peut-on évoquer publiquement les dysfonctionnements de la DGSE ? Le service du renseignement a toujours opté pour une lecture extensive des règles du secret, afin de dissuader d’éventuelles confidences publiques. En septembre 2023, Richard Volange, auteur d’Espion, 44 ans à la DGSE (Talent Editions), publié en mai 2023, a lui aussi été mis en examen pour compromission du secret-défense.

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