Pr Elie Azoulay : “La santé a complètement disparu du débat des européennes”

Pr Elie Azoulay : “La santé a complètement disparu du débat des européennes”

Chef du service de réanimation médicale de l’hôpital Saint-Louis (AP-HP) à Paris et président de la Société européenne de médecine intensive, le Pr Elie Azoulay représente plus de 10 000 de ses confrères, un peu partout sur le Vieux Continent et même au-delà. Il appelle à profiter des élections du 9 juin pour mettre au cœur des discussions européennes les réformes indispensables à une meilleure préparation à une prochaine pandémie. Avec une conviction : une plus grande coordination entre les Vingt-Sept est un préalable indispensable. Entretien.

L’Express : La société savante que vous représentez est très active au niveau européen. Pour quelles raisons ?

Pr Elie Azoulay : Durant la pandémie, nous avons développé avec le Parlement européen un projet pour former en soins intensifs et réanimation des soignants d’autres disciplines, afin qu’ils puissent très rapidement se rendre disponibles pour venir aider les réanimateurs. Plusieurs milliers de soignants ont ainsi été formés. A cette occasion, un groupe d’intérêt a aussi été créé au sein du Parlement, le European parlement intensive care interest group. Nous avons pu signer avec l’appui d’eurodéputés de différents pays deux manifestes, le premier en juillet dernier sur la santé mentale des soignants, et le second en avril autour de 10 priorités de santé.

Un des objectifs est de renforcer les moyens dédiés à la médecine intensive, en nous appuyant sur des faits. Il est bien documenté aujourd’hui qu’à chaque fois que l’on augmente le nombre de patients à la charge d’une infirmière, on l’empêche de bien faire son travail, on accroît le risque qu’elle fasse un burn-out et on réduit les chances pour les patients de recevoir les meilleurs soins. Des travaux de recherche ont ainsi montré que lorsque l’on passe de trois à quatre malades par infirmière, le taux de mortalité des patients est multiplié par 1,4.

Au-delà de la question des moyens, y a-t-il d’autres urgences ?

La spécialité “Médecine intensive” ne bénéficie toujours pas d’une reconnaissance au niveau européen. Cela a été très pénalisant pendant la crise sanitaire, car les soignants ne pouvaient pas passer d’un pays à l’autre pour aider leurs collègues. Même quand la crise était particulièrement violente en Alsace, par exemple, les médecins allemands ne pouvaient pas franchir la frontière pour venir soutenir les hôpitaux français. C’est un point qu’il faudrait faire évoluer. Nous l’avons bien vu durant la pandémie : la crise a démarré en Lombardie, puis le virus a touché les pays de façon différenciée.

Il y aurait donc eu un intérêt à avoir une coordination européenne, afin que les soignants, mais aussi les médicaments et les machines, puissent circuler en fonction des besoins. Mais jusqu’à l’arrivée des vaccins, l’Europe n’a pas existé. Depuis, sur toutes ces questions, rien n’a avancé. Et malheureusement, la santé a complètement disparu des débats dans le cadre de cette campagne pour les élections européennes. Si demain une nouvelle pandémie surgit, nous aimerions que toutes les leçons du Covid soient tirées, y compris sur la santé mentale des soignants. Car on voit bien aujourd’hui qu’un certain nombre de collègues quittent leurs postes, et qu’il est de plus en plus difficile de maintenir les lits ouverts.

En cas de nouvelle crise, la France serait-elle mieux armée aujourd’hui ?

Absolument pas. Quand le virus est arrivé dans notre pays, nous avons tenu en réorganisant les plateaux de réanimation. Beaucoup de soins ont été annulés ou reportés, et les patients en payent encore le prix aujourd’hui, en termes de maladies non diagnostiquées ou de prises en charge trop tardives. Si une nouvelle pandémie devait se déclencher, ce serait probablement la même chose en pire, car depuis la fin de la crise sanitaire, beaucoup de lits de réanimation ont été fermés faute de personnel.

Les hôpitaux, notamment à Paris, font des efforts pour recruter, mais ce n’est pas suffisant. Quant à l’approvisionnement en médicaments, qui avait déjà été très tendu, il serait probablement encore plus délicat. Les tensions ne font que croître, beaucoup de molécules se trouvent aujourd’hui déjà en rupture de stock.

Avez-vous des pistes pour maintenir malgré tout un certain degré de préparation ?

Nous travaillons sur une forme de réserve de soignants compétents en réanimation, quelle que soit leur discipline d’origine. C’est un projet porté par notre Société européenne, à travers les formations que nous continuons à proposer. Cette démarche est soutenue par l’Organisation mondiale de la santé et par l’UE, mais malheureusement pas par les Etats membres eux-mêmes. Nous développons aussi des programmes de recherche au niveau européen pour améliorer l’organisation des soins en cas de crise. Nous avons par exemple un appel à projet sur la rationalisation de l’utilisation de l’oxygène – dont nous avions été proches de manquer pendant la pandémie – en travaillant sur les justes doses à administrer.

Y a-t-il néanmoins eu des progrès sur certains sujets ?

Nous avons beaucoup progressé sur le rôle des familles des patients hospitalisés en réanimation. C’est un enjeu crucial, car dans nos services, par définition, les malades sont endormis et nous avons besoin d’échanger avec leurs proches pour mieux les connaître. Les familles, elles, vivent un véritable traumatisme, et elles ont besoin d’être accompagnées. Dans mon service, nous étions déjà sensibilisés à ces questions, et pendant le Covid, les familles ont toujours été les bienvenues, même lorsque les recommandations officielles n’allaient pas dans ce sens. Mais la médecine a toujours avancé grâce à des transgressions ! Et depuis, nous avons obtenu un financement de 30 millions d’euros pour mener des recherches en vue de mieux aider les familles, apprendre à communiquer avec elles et trouver des solutions pour prévenir le stress post-traumatique dont certaines peuvent être victimes.