Enseignement supérieur privé à but lucratif : “Gare aux marchands peu scrupuleux !”

Enseignement supérieur privé à but lucratif : “Gare aux marchands peu scrupuleux !”

Combien d’étudiants sont-ils inscrits dans un établissement privé à but lucratif ? Difficile de répondre avec exactitude à cette question puisqu’il n’existe pas à ce jour de statistiques consolidées sur le sujet. On sait, en revanche, qu’un quart de la totalité des étudiants français se trouvent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur privé. Au sein de cette catégorie, il convient de distinguer les établissements privés dits “traditionnels” (comme des instituts confessionnels ou des écoles de commerce et d’ingénieurs) des nouveaux acteurs du marché appartenant au secteur dit “à but lucratif”, très hétérogènes mais qui ont généralement pour point commun de proposer des formations “professionnalisantes”.

“Entre 400 000 et 450 000 jeunes appartiendraient à cette seconde catégorie qui ne cesse sans aucun doute de gagner du terrain”, avancent Estelle Folest, députée du Val-d’Oise du Modem, et Béatrice Descamps, députée du Nord du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires. Le 10 avril, les deux parlementaires ont présenté un rapport sur les dérives de ces groupes et écoles devant la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale et formulé 22 propositions. Dénonçant le manque de transparence et de lisibilité de leurs offres de formation, Estelle Folest plaide pour un meilleur contrôle de ce nouveau marché du privé lucratif en pleine explosion. Entretien.

L’Express : Pourquoi l’enseignement supérieur privé à but lucratif attire-t-il autant d’étudiants ?

Estelle Folest : L’une des principales raisons est l’explosion démographique qui a eu lieu dans les années 2000, conjuguée à un fort taux de réussite au baccalauréat et à une appétence de plus en plus grande des jeunes pour les diplômes perçus comme étant la meilleure arme contre le chômage. A partir de 2015, ces trois facteurs réunis provoquent un afflux massif de jeunes dans l’enseignement supérieur. Le public n’étant pas en mesure d’accueillir seul cette nouvelle population étudiante, le secteur privé lucratif va se positionner pour répondre à cette forte demande.

L’autre grand facteur qui explique son essor est la loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Cette loi LCAP a cherché à faciliter l’insertion des jeunes dans l’emploi en encourageant massivement les formations professionnelles et l’apprentissage à travers une libéralisation de leur fonctionnement. Le secteur privé à but lucratif a su se saisir des nouvelles opportunités offertes par cette réforme. Les établissements en question ont notamment pu économiser sur la dépense de formation et la démultiplier grâce à une prise en charge financière de l’Etat. Aujourd’hui, ils accueillent 25 % des étudiants en apprentissage au niveau post-bac.

Ce système n’a-t-il pas profité à beaucoup de jeunes ?

Si, bien sûr, et je tiens à préciser qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Cette politique dédiée à l’apprentissage a été, et est toujours un énorme succès qui a conduit des centaines de milliers de jeunes à l’emploi. Et il faut reconnaître que certains d’entre eux n’auraient jamais eu accès à l’enseignement supérieur autrement. Le problème est que l’accent a davantage été mis sur le quantitatif que sur le qualitatif au niveau post-bac, ce qui a donné lieu à des dérives dénoncées à la fois par la médiatrice de l’Education nationale et de l’enseignement supérieur et par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. En 2020, une enquête de la DGCCRF a ainsi établi que, sur les 80 établissements d’enseignement supérieur examinés, 56 % étaient en infraction. Tout un tas de dysfonctionnements ont été relevés, allant de l’information mensongère sur le contenu d’une formation jusqu’à l’escroquerie, en passant par les litiges financiers sur les frais de scolarité. Il faut absolument que la puissance publique mette enfin le nez dans ce que proposent ces “officines” ou “margoulins” – termes employés par des acteurs du secteur eux-mêmes – pour éviter ces dérives.

Certains de ces groupes ou de ces écoles entretiennent un certain flou sur la nature des diplômes auxquels ils préparent. De quelle façon ?

Contrairement à ce que certaines familles imaginent, la plupart de ces formations ne débouchent pas sur l’obtention de diplômes reconnus par le ministère de l’enseignement supérieur, mais donnent accès à des “titres” inscrits au répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) piloté par le ministère du Travail. La confusion vient du fait que les appellations données sont parfois très proches. Par exemple, certains jeunes peuvent parfois penser avoir décroché un “master” académique alors qu’ils sont en réalité titulaires d’un “mastère”, un titre professionnel enregistré au RNCP qui ne leur garantit ni la poursuite d’études ni l’accès aux bourses accordées sur critères sociaux par le ministère de l’enseignement supérieur. Le fait que tous les acteurs puissent utiliser le terme non protégé de “diplôme” sur la plateforme Parcoursup accentue encore ce flou.

Le système Parcousup est souvent qualifié de “jungle” dans laquelle il est difficile de s’y retrouver. Là encore, ne faudrait-il pas clarifier l’offre ?

Oui, le système de l’enseignement supérieur est devenu totalement illisible et les élèves, ainsi que leurs familles, ont énormément de mal à s’y retrouver parmi les plus de 23 000 formations affichées. Voilà pourquoi nous suggérons de mettre en place plusieurs filtres sur la plateforme Parcoursup pour faciliter la recherche et la compréhension de chaque offre. L’idée est d’abord de regrouper sous des onglets différents les formations délivrées par l’enseignement supérieur public, par le privé sous contrat et par le privé à but lucratif. Ensuite, d’indiquer quelle est la valeur pédagogique de chacune d’entre elles. Enfin, nous proposons de créer des “cartes d’identité des formations” obligatoires qui donneront des précisions sur le statut juridique des différentes écoles, la nature des diplômes ou des certifications proposés, les possibilités ou non de poursuivre ses études à l’université ou d’accéder aux bourses du Crous. Avant que l’inscription ne soit validée, les jeunes devront cocher une case attestant qu’ils ont bien pris connaissance de toutes ces informations.

L’une des autres mesures phares proposées serait de faire appel à différents corps d’inspection…

L’idée serait effectivement de confier une mission à l’Inspection générale des finances, à l’Inspection générale de l’enseignement supérieur et de la recherche et à l’Inspection générale des affaires sociales pour qu’elles puissent nous éclairer sur la manière dont le secteur du privé à but lucratif fonctionne, avec une attention particulière portée à l’apprentissage. Ces spécialistes, dont le rôle est de veiller au bon usage des deniers publics, sont les plus à même d’enquêter pour nous dire combien d’étudiants accueillent ces formations, comment sont ventilées les aides de l’Etat ou les frais d’inscription, mais aussi quel est leur modèle économique, financier, voire actionnarial.

Il y a urgence, car ces formations accueillent déjà entre 400 000 et 450 000 étudiants. Il ne faudrait pas que l’on se retrouve dans trois ans face à un million de jeunes concernés sans que l’on sache où sont ces établissements et ce qu’ils proposent exactement. Lors de nos auditions, des représentants de collectivités locales nous ont expliqué ne pas toujours être informés en amont de l’installation de l’une de ces écoles sur leur territoire. Ils l’apprennent parfois un peu par hasard, à l’occasion d’une demande de bourse ou de logement de la part d’un étudiant. Or l’implantation d’un établissement de 300 élèves a forcément un impact, que ce soit sur les infrastructures de transport ou sur les logements.

Vous proposez également d’accroître les contrôles de la DGCCRF et de publier le nom des écoles sanctionnées. N’est-ce pas le cas aujourd’hui ?

Les contrôles de la DGCCRF existent déjà et l’on s’en félicite mais nous souhaiterions qu’ils soient accentués et menés de manière aléatoire sur tout le territoire afin de lutter contre ce sentiment d’impunité que peuvent avoir ces écoles. Nous plaidons aussi pour que les noms de celles qui sont en infraction soient publiés, ce qui n’est hélas pas le cas aujourd’hui. J’insiste sur le fait que l’éducation n’est pas un marché comme un autre. Il n’existe pas de forums de consommateurs dédiés à l’enseignement supérieur privé à but lucratif sur lesquels vous pouvez accéder à des évaluations ou des commentaires. De toute façon, un élève ne pourrait pas se permettre de taper sur son école pour la simple et bonne raison que son avenir dépend d’elle et de sa réputation. Il n’est pas possible non plus de demander un échange ou un remboursement comme on pourrait le faire, par exemple, pour un réfrigérateur ou une machine à laver.

C’est donc à l’Etat de faire en sorte que les jeunes ne se fassent pas leurrer par des marchands peu scrupuleux. Voilà pourquoi nous proposons de nommer un médiateur spécifique, dédié à l’enseignement supérieur privé. Sa mission consisterait à recevoir les demandes d’arbitrage, de litiges et d’y apporter des réponses. Cela nous permettrait également de recueillir les statistiques dont on manque cruellement aujourd’hui.

Le ministère de l’Enseignement supérieur étudie actuellement la mise en place d’un nouveau “label qualité” pour les formations du privé. Une bonne idée selon vous ?

Nous avons auditionné le groupe de travail qui réfléchit effectivement à cette piste. Cette idée de label me paraît être une bonne idée pour les fins connaisseurs du secteur de l’enseignement supérieur et les collectivités locales qui s’appuient beaucoup sur ce type d’outils. En revanche, je pense que cela ne permettra pas de rendre le système plus lisible aux yeux des étudiants et des parents. Ces derniers réfléchissent plutôt en termes de “bac + 2” ou “bac + 3”, de taux d’insertion dans l’emploi ou de perspective de salaire. Le fait de savoir quels types de professionnels dispensent la formation ou combien il y a d’enseignants-chercheurs ne leur parle pas vraiment. Voilà pourquoi il nous faut prendre d’autres mesures en parallèle. C’est ce que nous nous sommes attachées à faire à travers cette mission.

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