“Mâle alpha”, aux origines du mythe : passion masculiniste et fake news scientifique

“Mâle alpha”, aux origines du mythe : passion masculiniste et fake news scientifique

La vidéo a été tournée en 2017, trois ans avant le meurtre. On y voit Mickael Philétas, 35 ans, lunettes d’aviateur, barbe taillée de près, parler à la caméra, devant une bibliothèque qui dégouline de traités de développement personnel. Comme les vrais youtubeurs, il commence par saluer ses spectateurs, un petit millier de personnes environ. Ici le “virtuose de la séduction”, entonne-t-il, le poignet cassé, l’index dressé vers le bas, mimant un chef d’orchestre.

D’une voix de costaud, malgré ses bafouilles et ses oublis de texte, l’apprenti vidéaste assène ses vérités sur la masculinité. Un homme, dit-il, se doit d’être “agressif”, “dominant”, pour séduire. Se comporter en “alpha”, à l’instar des “mâles alpha” que l’on voit dans les documentaires animaliers, et qui cognent jusqu’à la mort pour soumettre leurs congénères et s’accoupler avec la femelle de leur choix.

Sa chaîne n’a jamais vraiment pris. Son crime mettra un terme à cette lubie. Le 29 janvier 2020, à 2 heures du matin, ce père de famille s’infiltre chez son ex-compagne, à Ecquevilly (Yvelines). Il la poignarde quatre-vingts fois. L’homme avec qui elle était cette nuit-là subit le même sort, mais contre toute attente, il survit. Mickael Philétas est arrêté, jugé, et en février 2024, la cour d’assises des Yvelines le condamne à la réclusion criminelle à perpétuité.

“Si vous n’avez pas de force, vous servez à rien”

Durant l’enquête, les policiers décident de passer en revue ses 1 300 vidéos, toutes sur le même ton. Il y dépeint les hommes comme des gorilles, forcément intimidants, et les femmes comme des suiveuses. On l’entend dire : “Si vous n’avez pas de force, si vous n’êtes pas viril, vous ne servez à rien […]. Une femme ne peut pas avoir ce genre d’énergie”. Les enquêteurs et magistrats s’interrogent : sa vision des genres, qu’il égrène ainsi de tutoriels en coups de gueule, aurait-elle joué un rôle dans son passage à l’acte ?

Dans le monde de Mickael Philétas, il y a les “alpha”, fiers, puissants, autoritaires. Et puis le reste : les femmes, les enfants, les hommes qui n’en sont pas, trop gentils, trop arrangeants. Une lecture calquée sur des vieux traités scientifiques sur le comportement animal, où est né le terme de “mâle alpha”. “C’est une idée fantasmée du naturel, de l’authenticité de l’homme, assez courante dans certaines communautés masculinistes, et même dans une partie du grand public”, précise Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRS et auteur de Alpha Mâle, séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Seuil, 2017).

De cours de musculations qui dérapent en pamphlets identitaires soigneusement travaillés, un pont est ainsi dressé, reliant ce que ces hommes croient être vrai, dans la nature, et leur vision de la société. “L’homme est un animal (évolué), et il y a des mâles alpha dans de nombreuses espèces vivantes sur Terre (dont des mammifères proches de nous), on peut donc accepter l’idée qu’il y ait des alphas chez les humains”, régurgite, tout en syllogisme, Fabrice Julien, 142 000 abonnés sur YouTube, coach en séduction lui aussi.

De cours de musculations en pamphlets identitaires

Ce qui se passe, selon eux, chez les mammifères, dicterait ainsi les rôles de genre, jusqu’à justifier d’une certaine supériorité masculine : “Si elle te voit comme un alpha, elle sera heureuse que tu prennes ta place de leader, ta place d’homme, ta place qui te revient […] Une femme féminine est coopérative”, interprète Vinc Wolfenger, 47 000 abonnés. “Si t’es un homme féminin, ta femme va devenir masculine et te castrer”, conclut, à front renversé, Killian Sensei, 189 000 abonnés, “alpha revendiqué”.

La nature, David Mech, 87 ans, gilet à poche vissé sur le torse 365 jours par an, la connaît. Beaucoup mieux que YouTube ou TikTok, plateforme sur laquelle le mot-dièse “#alphamale” cumule 900 millions de vues. Ce qui lui fait frétiller la moustache, qu’il porte longue et touffue, ce sont les loups. L’Américain a dédié sa vie à l’étude de ces canidés. Il en est l’un des plus grands spécialistes. Et aussi l’un des premiers à avoir popularisé l’expression “mâle alpha”. A son grand regret.

En 1970, après de nombreuses expéditions à suivre les loups en semi-captivité dans les parc nationaux américains, le zoologiste, plus à l’aise avec les bêtes qu’avec les journalistes, publie The Wolf : Ecology and Behavior of an Endangered Species. Un résumé scientifique de ce qu’il pense alors savoir de ces animaux menacés d’extinction. Il y décrit les luttes intestines qu’il a vues, entre jeunes spécimens, pour devenir chef de meute, des “alpha”. “Tout ça a été complètement mal interprété”, déplore-t-il aujourd’hui.

Une fake news scientifique

Les grands espaces, l’aventure, et l’aura dont bénéficie l’animal séduisent. Son livre est apprécié. Le concept de “mâle alpha”, introduit pour la première fois en 1947 par Rudolph Schenkel – sous une définition différente – était jusqu’alors réservé à d’obscurs précis scientifiques. Il finit en tête des ventes des librairies aux Etats-Unis. Et infuse, d’articles de journaux en émissions de télévision, de la philosophie à ces mêmes livres de développement personnel que Mickael Philétas pointait au lancement de sa chaîne.

Sauf que, depuis une vingtaine d’années, les scientifiques s’accordent à dire que cette vision des rapports animaliers est fausse. En 1999, David Mech publie une étude rectificative. Ce qu’il a observé était en réalité l’exception. En liberté, les loups ne fonctionnent pas en meute, mais en famille. Pas de mâle alpha, mais un papa et une maman, qui se partagent si bien les tâches qu’il est difficile de distinguer leur rôle. Et pas de bagarre pour le trône ou l’accouplement. “Les jeunes en âge de procréer quittent leur famille, trouvent un partenaire, puis se lient à lui”, résume l’intéressé.

La rectification apportée par David Mech fait consensus, mais n’a pas imprimé sur le grand public. D’autant que d’autres ouvrages ont entre-temps abondé dans le sens de l’alpha belliqueux, donnant l’impression que la nature est ainsi faite, partout, tout le temps. C’est le cas de Chimpanzee Politics : Power and Sex Among Apes, publié en 1982 par le Néerlandais Frans de Waal. Ce primatologue, figure scientifique, passera lui aussi le reste de sa vie à lutter contre les interprétations profanes qui seront faites de ses travaux, jusqu’à sa mort, en mars 2024.

Des mâles alpha qui se cajolent

“Oui, on peut dire que les sociétés de chimpanzés sont brutales et patriarcales, mais ces observations ont depuis été nuancées et affaiblies, par l’existence d’autres relations”, précise Elise Huchard, primatologue CNRS à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier. Les mâles alphas consolent et toilettent leurs congénères, se montrent parfois empathiques. Ils ont un répertoire dans lequel ils piochent, résume une étude publiée en 2008, dans American journal of primatology. Des éléments déjà mis en lumière par de Waal dans les années 1980, mais réaffirmés depuis.

N’en déplaise à ceux qui l’utilisent, le mot “alpha” ne désigne pas de comportements en particulier. “Dans la littérature scientifique, c’est simplement l’individu qui occupe la meilleure position sociale, lorsque la société est hiérarchisée, ce qui n’est pas le cas tout le temps. Ce n’est pas du tout comme ça qu’on le voit dans le vocabulaire de tous les jours, ce qui véhicule beaucoup de confusion”, résume Krista Milich, chercheuse en anthropologie à l’université Washington de Saint Louis.

Chez les chimpanzés, les femelles ne dominent pas, mais influencent tout de même les décisions collectives. Et, dans d’autres espèces, comme le bonobo, ce sont elles, les “alphas”. Elles peuvent combattre ou nouer des alliances. Voire “hériter” de la position dirigeante. C’est le cas aussi chez les hyènes par exemple. “Dans cette espèce, les privilèges sociaux sont transmis par naissance. Si la cheffe de la seconde famille est très féconde, et a plus de filles, donc plus de soutien, elle peut tenter de faire la révolution”, poursuit la primatologue Elise Huchard.

Le mâle alpha préféré de Trump

De quoi tourner en ridicule les “penseurs” du développement personnel, qui depuis les années 1990, habillent ainsi leurs réflexions : pour réussir en entreprise, soyez “alpha”, pour diriger une équipe, devenez “alpha”, pour reprendre confiance, pensez “alpha”, peut-on lire dans ces ouvrages. Pour être meilleur, devenez meilleur, pourrait-on traduire. Encore aujourd’hui, ces mauvaises interprétations persistent, notamment en politique, où le terme est toujours employé, avec souvent, des sous-entendus virilistes.

“Il n’est pas un mâle alpha”, disait Nicolas Sarkozy de François Fillon, en pleine présidentielle de 2017. “Macron-Sarkozy, un quinquennat entre mâles alpha”, titrait L’Opinion en avril 2022. Aux Etats-Unis, un des conseillers de Donald Trump, Nick Adams, a fait de l’”alpha” son fonds de commerce. Il distribue dès qu’il peut les attributs qu’il y associe, avec un certain art de l’outrance. “Un mâle alpha ne se soucie pas du changement d’heure car il se lève tous les jours à 4 heures du matin”, écrit-il sur X. Ou encore : “Les mâles alpha boivent de la bière […] Les betas grignotent des tapas végans.”

Chez les masculinistes, dont les contenus radicaux et misogynes abreuvaient Mickael Philétas avant qu’il ne tue son ex-compagne, coure aussi l’idée d’un mâle supérieur de par sa carrure. Dans la nature, ces messieurs seraient ainsi forcément plus épais, sauf à de rares exceptions. Là encore, l’idée a d’abord été considérée comme vraie sur le plan scientifique, du fait de premières observations allant dans ce sens, notamment celles de Charles Darwin. Avant d’évoluer.

Des mâles pas si costauds

Selon une étude publiée en mars 2024 dans Nature, dans 55 % des cas, la femelle, chez les mammifères du moins, est de poids égal ou supérieur au mâle. Pour obtenir de tels résultats, les chercheurs n’ont pas simplement pris l’ensemble des espèces connues. Trop facile : certains groupes d’animaux du même type sont très observés, d’autres non, ce qui est sujet à biais. A la manière de sondeurs, ils ont préféré constituer des échantillons “représentatifs” de chaque groupe (ongulés, félins, rongeurs, chauve-souris, etc.).

De quoi remettre en question l’idée, elle aussi très répandue, que par nature, les femelles “choisiraient” systématiquement les mâles les plus grands, les plus forts, et ainsi serait Homo Sapiens. C’est là l’autre grande idée des groupes extrémistes qui officient en ligne, notamment les Incels, ces “célibataires involontaires” : la compétition sexuelle serait injuste ; les hommes chétifs seraient forcément laissés-pour-compte, il n’y aurait qu’à avoir la taille des mâles dans la nature pour s’en convaincre. Là encore, une fausse interprétation.

D’autant plus, que “sélection” ne veut pas dire “choix”. Dans bien des cas, celui qui est “sélectionné” n’est autre que celui qui a survécu aux aléas d’une vie sauvage. Être le plus grand peut être un désavantage : les bouquetins longs sur pattes tombent plus souvent des falaises que les autres. “Et surtout, on ne peut pas en déduire, sur un coin de table, des vérités chez l’Homme, tance la primatologue Elise Huchard. L’infanticide est assez courant chez les primates. Heureusement que personne n’extrapole et ne tente de légitimer ces crimes chez les humains !”.

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