Ann Temkin : “‘L’Atelier rouge’ a conduit Matisse vers l’imprévu”

Ann Temkin : “‘L’Atelier rouge’ a conduit Matisse vers l’imprévu”

A la Fondation Louis-Vuitton, l’événement est d’envergure. Aboutissement de quatre années de recherches menées par Anne Temkin, conservatrice en chef au Museum of Modern Art (MoMa) de New York, et son homologue Dorthe Aagesen, du Statens Museum for Kunst (SMK) de Copenhague, il réunit, jusqu’au 9 septembre et pour la première fois à Paris, dix œuvres figurant dans L’Atelier rouge, à quelques kilomètres d’Issy-les-Moulineaux, où Henri Matisse réalisa le tableau. C’était en 1911. Déjà reconnu mais pas toujours compris, l’artiste de 41 ans représente alors son espace de travail, sans omettre les peintures, les sculptures et les objets qui s’y trouvent. Le Jeune Marin, Le Luxe, Les Baigneuses, Nu à l’écharpe blanche ou encore une assiette peinte par l’artiste en 1907 sont ainsi immortalisées sur la toile. Avec une audace qui le surprend lui-même, le peintre transforme le sol, le mobilier et les murs gris de son atelier en de vastes couches “rouge sang-de-bœuf, comme si le sang s’était infiltré pour tout teindre”.

Drôle de destinée que celle de L’Atelier rouge qui, en dépit de la volonté de son créateur de s’en séparer, ne trouve pas preneur. Le tableau dort chez le peintre jusqu’en 1927, avant de passer entre des mains privées, puis d’être finalement acquis par le MoMa en 1949. Comme pour Les Demoiselles d’Avignon raflées dix ans plus tôt, Alfred Barr, le fondateur de l’institution new-yorkaise, a eu du nez. Et, une fois de plus, la France a raté le coche. Ann Temkin revient, pour L’Express, sur la genèse et la modernité de cette œuvre restée longtemps méconnue et qui, à partir des années 1950, fascina plusieurs générations d’artistes, Mark Rothko en tête.

L’Express : Matisse a peint L’Atelier rouge pour Sergueï Chtchoukine, son principal commanditaire, qui l’a finalement refusé. Qu’est-ce qui a fait qu’en cette année 1911, le tableau a dérouté celui à qui il était destiné et jusqu’à l’artiste lui-même ?

Ann Temkin Bien entendu, nous ne pouvons que deviner la véritable réponse à cette question. Un point important à retenir est que Chtchoukine a décliné le tableau uniquement sur la base d’une petite aquarelle que Matisse lui a envoyée par courrier, accompagnant une lettre donnant une brève description de la toile. L’aquarelle ne pouvait pas transmettre la puissance de la peinture. Dans la lettre, Matisse dit à Chtchoukine que le tableau est “surprenant”. Oui, je pense que même lui a été surpris ! C’est ce qui est étonnant dans le grand art : le processus de réalisation de l’œuvre conduit l’artiste vers un endroit qu’il n’avait pas prévu et qu’il ne peut même pas expliquer.

Peut-on considérer cette œuvre comme une révolution picturale dans le sens où elle introduit le monochrome dans le vocabulaire de l’art moderne ?

La peinture est ce qu’on pourrait appeler un quasi-monochrome, car, bien sûr, le rouge ne couvre pas toute la composition. Le plus frappant est que Matisse y laisse les œuvres qu’il a réalisées et qu’il exposait dans son atelier. Il est étonnant d’imaginer à quel point l’artiste a fait un gros pari en ajoutant la couche rouge sur ce qui était auparavant une scène descriptive assez simple. Pourtant, cette démarche suit la logique de ses autres œuvres de l’époque, bouleversant les préoccupations picturales occidentales traditionnelles, telles que l’arrière-plan et le premier plan, ou la lumière et l’ombre.

Henri Matisse, “Jeune Marin (II)”, 1906.

Est-ce un portrait, un instantané, de la propre vie de l’artiste ?

On comprend, à partir de ce tableau, que Matisse a aménagé son atelier comme un décor quasi-domestique. On voit qu’il a peuplé le lieu d’objets décoratifs qu’il collectionnait et qui lui étaient chers – des textiles et des céramiques, par exemple. On voit aussi qu’il aimait exposer ses propres œuvres d’art et avoir des meubles confortables que l’on associerait davantage à une maison, comme l’horloge d’un grand-père. On sait qu’il aimait accueillir sa famille et ses amis dans cet atelier d’Issy-les-Moulineaux. C’était en quelque sorte à la fois un espace social et un espace de travail privé.

En quoi L’Atelier rouge s’inscrit-il déjà dans une forme d’abstraction ?

La façon dont le rouge s’étend sur toute la toile, sans aucun rapport avec une représentation réaliste de la pièce – elle n’était pas rouge ! – fait du tableau un plan plat d’une manière très radicale pour l’époque. Paradoxalement, la composition introduit un champ de couleur abstrait, ou un champ d’imagination, même si elle reste une représentation assez fidèle d’une pièce précise à un moment précis. Elle est à la fois un point de repère dans la tradition séculaire des peintures d’atelier et une œuvre fondamentale de l’art moderne.

Henri Matisse, “Grand Intérieur rouge”, 1948.

Qu’est-ce qui relie L’Atelier rouge et le Grand intérieur rouge réalisé par Matisse trente-sept ans plus tard et également présenté dans l’exposition ?

Ce lien n’a pas été explicitement établi par l’artiste, mais on ne peut s’empêcher de voir la relation entre le sujet et la couleur – même si la teinte du Grand intérieur de 1948 est un rouge cadmium brillant, plutôt que le rouge vénitien plus sombre du tableau de 1911. Je trouve très émouvant que, alors que Matisse arrive à la fin de sa carrière de peintre, il repense à L’Atelier rouge. Il s’agissait d’un tableau qu’il avait admis ne pas bien comprendre juste après l’avoir terminé, et il semble que le rejet de l’œuvre par Chtchoukine ait peut-être renforcé ses propres doutes. Au moment où il réalise le Grand intérieur rouge, en même temps qu’une nouvelle génération d’artistes découvre et est fasciné par L’Atelier rouge, peut-être que Matisse s’y est également réveillé.

Il y a une corrélation de destinées entre le tableau de Matisse et celui de Picasso, Les Demoiselles d’Avignon, par exemple, tous deux dédaignés par la France puis acquises par le MoMa, qui les fait redécouvrir au monde…

Il y aurait beaucoup à dire sur ce constat – c’est plus qu’une question ! – car il touche à nombre de problématiques complexes. Une explication courte à y apporter est peut-être que le MoMa était et est toujours une institution muséale privée, alors que les musées d’art français à l’époque étaient gérés par l’Etat ou la Ville. Plaider pour la nouveauté et risquer la prise de décisions audacieuses faisait partie de l’ADN du MoMa dès le début. C’était probablement une position plus facile à maintenir en dehors de la bureaucratie gouvernementale des années 1930 et 1940, lorsque l’art moderne était encore largement perçu avec scepticisme.

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