Attentat de Moscou : “Poutine laisse ses propagandistes accabler l’Ukraine”

Attentat de Moscou : “Poutine laisse ses propagandistes accabler l’Ukraine”

Journaliste d’investigation spécialisé dans les services secrets, cofondateur du site d’information indépendant Agentura.ru, Andreï Soldatov a dû fuir la Russie en septembre 2020. Vivant en exil à Londres, il a publié avec Irina Borogan Exilés, émigrés et agents russes (Gallimard), un essai dans lesquels ils reviennent sur un siècle de relations mouvementées entre le Kremlin et les émigrés russes. Pour L’Express, cet expert courageux – il a été qualifié “d’agent de l’étranger” et figure sur la liste des personnes recherchées par le Kremlin – analyse la façon dont Vladimir Poutine, tout juste réélu “triomphalement” pour un cinquième mandat, pourrait réagir dans les prochains mois à l’attentat contre le Crocus City Hall de Moscou, qui a fait plus de 140 morts. Il craint davantage de répression en Russie et n’exclut pas une escalade en Ukraine. Entretien.

L’Express : Après l’attaque terroriste qui a frappé Moscou, Vladimir Poutine a pointé du doigt l’Ukraine, sans même mentionner le groupe Etat islamique, qui avait revendiqué l’attentat. Cherche-t-il un prétexte pour déclencher une deuxième mobilisation et justifier des frappes encore plus dures contre l’Ukraine ?

Andreï Soldatov : Il ne se détache pas encore en Russie un “narratif” clair sur le rôle que sont supposés avoir joué les Ukrainiens dans cet attentat. Poutine laisse sa machine de propagande désigner agressivement l’Ukraine comme coupable – en pleine guerre, il est toujours judicieux de diaboliser l’ennemi, c’est un bon moyen de mobiliser la population… Mais pour sa part, en ne mentionnant pas Daech, et en n’accusant pas ouvertement Kiev, le président russe se laisse une marge de manœuvre. Le Kremlin et le FSB se contentent d’indiquer que les terroristes avaient projeté de quitter la Russie par l’Ukraine et qu’ils ont pu bénéficier d’aides dans ce pays. Mais sans accuser directement Kiev ou avancer de preuves d’une éventuelle implication ukrainienne. Il sera intéressant à cet égard d’observer de quel côté va pencher prochainement le discours de Poutine.

Je ne pense pas que Poutine ait intérêt à lancer une deuxième mobilisation – forcément traumatisante pour la population – pour le moment. Pour lui, aujourd’hui, la stratégie la plus intelligente consiste sans doute à attendre l’élection américaine, en novembre prochain, qui pourrait voir gagner Donald Trump, en espérant que l’Ukraine ne sera plus soutenue par les Etats-Unis et que l’Europe sera divisée. Lancer une nouvelle offensive d’ampleur représenterait un grand risque pour l’armée russe et donc pour la stabilité politique du pays. Reste que cette question n’est en réalité pas militaire, mais politique. Aujourd’hui il n’y a qu’une seule personne qui décide de tout en Russie, c’est Poutine. S’il pense, pour des raisons politiques, qu’il est important de passer à une nouvelle phase en Ukraine, plus brutale, il le fera. Et personne ne viendra l’en empêcher dans son pays. Pour les mêmes raisons, dans les six prochaines années de son nouveau mandat, il pourrait aussi attaquer d’autres pays que l’Ukraine. Les anciennes républiques soviétiques sont certainement en danger : la Moldavie, mais aussi les pays Baltes.

L’attentat va-t-il justifier une intensification de la répression dans le pays ?

Dès sa “réélection”, le 17 mars, on pouvait s’attendre à ce que le président russe intensifie la répression. Poutine doit surtout sa popularité à la guerre en Ukraine. Il lui faut donc tenir un discours fort sur le fait que le pays est menacé par de graves dangers et que lui seul contrôle la situation et préserve la stabilité.

Il sait que c’est la lutte contre le terrorisme qui a forgé son image “d’homme fort” de la Russie, depuis son arrivée au Kremlin. Dès 1999, il a voulu montrer à la population russe que sa réponse aux attentats terroristes serait différente de celles d’Eltsine et de Gorbatchev. Poutine, lui, ne cède pas à la pression des terroristes ou de l’Occident. Et il est capable de lutter contre le terrorisme sous toutes ses formes. C’est pour cette raison que son régime a qualifié la communauté LGBT, ou les membres de l’organisation d’Alexeï Navalny [NDLR : le principal opposant de Poutine, mort en colonie pénitentiaire le mois dernier] de terroristes – aussi absurde que cela puisse paraître. La liste des organisations terroristes est devenue impressionnante.

Poutine est persuadé de la fragilité intrinsèque de l’Etat russe, en dépit de la force de l’armée et des services secrets. Et cela pour deux raisons historiques : la révolution de 1917 et la dissolution de l’Union soviétique en 1991. L’Empire russe disposait pourtant d’une police très puissante, et l’URSS avait le KGB, mais cela n’a pas suffi à les sauver. Il en a déduit que l’Etat et la société russe devaient devenir complètement impénétrables, afin que l’ennemi ne s’immisce pas dans ses failles – d’où, notamment, le contrôle absolu du Kremlin sur les médias et les services secrets.

Aujourd’hui, Poutine est particulièrement obnubilé par 1917 : la combinaison d’une guerre et d’une crise politique peut entraîner le début d’un mouvement révolutionnaire. Je suis sûr que c’est pour cela qu’il a décidé de tuer Alexeï Navalny avant les élections – qui sont toujours considérées, même en Russie, comme une période de risque politique. Comme la répression a été très efficace avant les élections, je m’attends à ce qu’il l’accroisse encore.

Poutine, qui avait balayé les avertissements américains, peut-il sortir affaibli de cette séquence ?

Cela n’aura pas d’effet sur son pouvoir. Pour affaiblir quelqu’un, il faut que la pression de l’opinion publique augmente, mais les institutions censées la représenter – les médias, le Parlement… – sont soit détruites, soit très fragilisées.

A force d’être focalisés sur l’Ukraine et la répression, les services secrets russes n’ont-ils pas délaissé la menace terroriste ?

Le FSB, l’un des piliers du pouvoir de Poutine, est une agence très compétente pour mener la répression, intimider la population, assassiner des gens (en Russie et à l’étranger) ou enquêter sur les crimes qui ont déjà eu lieu. Il est aidé en cela par un vaste système de surveillance nationale. Les quatre terroristes de la tuerie du 22 mars ont ainsi été arrêtés dès le lendemain. Et après l’attaque contre le pont de Crimée, l’an dernier, l’enquête a été menée avec succès en quelques semaines. Mais pour empêcher un attentat, il faut développer des qualités complètement différentes. Cela demande de créer une véritable agence gouvernementale, capable d’échanger des informations à l’intérieur du pays, mais aussi avec des services de renseignement extérieurs.

Or, en Russie, la défiance est partout : entre les différentes agences de renseignement, entre les colonels et les généraux ; entre le FSB et la population ; et entre les généraux du FSB et le Kremlin. Si vous avez un problème de confiance, il est très difficile d’empêcher les attentats terroristes. Car vous hésitez à transmettre des informations à vos supérieurs à des moments où il faudrait agir très vite.

Pour ne rien arranger, Poutine, en tant qu’ancien du KGB, se considère comme l’officier de renseignement le plus compétent de son pays et donc, avant de lui annoncer une mauvaise nouvelle, vous devez bien réfléchir à la façon dont vous allez lui présenter les choses. Ce qui peut conduire les responsables du renseignement à formuler des alertes trop prudentes.

Ce problème mine les agences de renseignement russes depuis des décennies. Mais il devient encore plus aigu à un moment où la guerre en Ukraine empêche toute coopération internationale. Si les Américains partagent une information sensible avec Moscou, le FSB pensera qu’il s’agit d’un stratagème et se montrera précautionneux. Or, parfois, avec les attaques terroristes, il faut agir très vite.

Quelles raisons Daech, et en particulier sa branche afghane, avait-il de s’en prendre à la Russie ?

Depuis des années, le ministère des Affaires étrangères et l’agence de renseignement extérieur, poussent à une sorte de rapprochement avec les talibans, en Afghanistan. L’ancien ambassadeur russe à Kaboul, Zamir Kaboulov, qui soutenait fortement cette idée, a désormais un poste très important au ministère des Affaires étrangères, en tant que représentant spécial de la Russie en Afghanistan. La Russie veut être au cœur du pouvoir en Afghanistan. Or Daech est en conflit ouvert avec les talibans. Pourquoi attaquer maintenant, deux ans et demi après le retrait des Américains ? C’est l’une des nombreuses questions qui restent pour l’instant sans réponse.

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