“Barrez-vous” : l’association qui aide les Russes à échapper à la guerre

“Barrez-vous” : l’association qui aide les Russes à échapper à la guerre

“Deux Russes m’ont appelé un jour, après s’être tiré chacun une balle dans la jambe pour éviter d’être enrôlés dans l’armée. Mais, arrivés à l’hôpital, on leur a fait comprendre qu’ils seraient quand même envoyés au front, à la fin de leur convalescence.” De tels actes de désespoir, Grigory Sverdlin pourrait en raconter des centaines.

Depuis l’annonce de la mobilisation partielle en septembre 2022, qui a arraché 300 000 hommes à leur foyer pour les envoyer combattre en Ukraine, ce natif de Saint-Pétersbourg aide des Russes désemparés à échapper au champ de bataille. Ancien directeur d’une ONG aidant les sans-abris, il a lancé son projet “Iditié Lessom”, (“barrez-vous”, en russe) depuis la capitale géorgienne Tbilissi, où il est exilé depuis mars 2022, “pour éviter que plus de Russes ne participent à cette guerre immonde”.

Rapidement, des dizaines de bénévoles – des Russes antiguerre réfugiés à l’étranger – se portent volontaires pour l’épauler. Le quarantenaire jongle depuis deux ans entre son travail de consultant pour des entreprises et l’organisation d’un véritable “mouvement de résistance non violente”. Un mouvement qui ne cesse de grandir : la chaîne Telegram d'”Iditié Lessom” croule sous les appels au secours. Au total, “nous avons prêté assistance à plus de 25 000 Russes, parmi lesquels environ 2 000 ont déserté du front”, précise-t-il à L’Express.

Entre 10 et 15 ans de prison pour les déserteurs

Concrètement, les bénévoles d'”Iditié Lessom” donnent des conseils précieux à ceux qui ne veulent pas se battre : ne se rendre en aucun cas dans les bureaux d’enrôlement militaire, sous peine d’être directement embarqué pour le front ; changer de résidence après ne pas avoir répondu à une convocation ; quitter la Russie de préférence par la frontière avec la Biélorussie, la moins contrôlée.

Il est plus compliqué de voler au secours de ceux déjà enrôlés sur le front. “On ne peut pas les aider tant qu’ils sont en Ukraine, explique Grigory Sverdlin. Il faut qu’ils partent des territoires occupés par leurs propres moyens, en profitant d’une permission pour retourner d’abord chez eux, en Russie.”

Grâce à un réseau clandestin également présent en Russie, les déserteurs peuvent recevoir une aide financière pour quitter le pays, un soutien psychologique et bénéficier d’une “planque” provisoire en Russie. “Beaucoup peuvent rester cachés pendant des mois”, indique Grigory Sverdlin. Les risques sont énormes : si les autorités les retrouvent, ces déserteurs encourent une lourde peine de prison – entre dix et quinze ans.

Les demandes d’aide s’intensifient ces dernières semaines, depuis l’annonce de la campagne de conscription destinée à recruter 150 000 hommes, de 18 à 30 ans, pour le service militaire. “Environ 130 nouvelles personnes nous appellent chaque jour” pour essayer d’éviter de se faire enrôler, assure Grigory Sverdlin.

Même si les conscrits ne sont pas censés être directement envoyés à la guerre, beaucoup ont peur d’être mobilisés à terme, depuis que la Douma d’Etat (la chambre basse du Parlement russe) a autorisé en avril 2023 à les transformer en soldats professionnels dès la fin de leur service. “Les autorités font souvent signer aux jeunes conscrits des contrats militaires sous la pression, psychologique ou physique”, explique Ivan Tchouvilyaïev, membre d'”Iditié Lessom”. Avec les rumeurs grandissantes d’une probable offensive russe à Kharkiv, cet été, de plus en plus de Russes veulent partir avant qu’il ne soit trop tard.

“Lâche”, “traître”

Igor, un déserteur aidé par l’association, ne regrette pas son choix. Originaire de la ville d’Oufa, en Bachkirie, cet ouvrier dans le BTP apprend qu’il est mobilisé par deux policiers qui tambourinent à sa porte en pleine nuit. “Ils me font signer un papier et me demandent de pointer au “voenkomat” n° 10 [NDLR : bureau d’enrôlement militaire] le lendemain matin”. Il n’ira pas. Avec sa femme, il part se cacher dans un autre appartement, où le couple reste cloîtré pendant sept mois. Jusqu’à ce jour de mai 2023 où Igor est interpellé par la police. L’enfer commence alors. “Ils m’ont proposé de m’envoyer dans une unité de défense des frontières en Russie. J’ai accepté. Mais j’ai atterri en Ukraine, dans la ville de Markivka, de l’autre côté de la frontière !”, relate-t-il.

En Ukraine, devant son refus de se battre, son “kombrig” (commandant de brigade) l’envoie plusieurs jours dans la “fosse” – un trou creusé dans le sol réservé aux ivrognes et aux récalcitrants. Après quatre jours sans boire ni manger, Igor refuse toujours de céder. “On me lançait les pires insultes, me traitait de traître, de lâche…” se souvient-il. L’homme, qui multiplie les recours administratifs pour vice de procédure dans son affectation comprend alors qu’il ne pourra jamais s’extraire de la machine de guerre. “Même si j’allais en prison pour refus de combattre, on me forcerait à signer un contrat dans les bataillons Storm Z, des unités de ‘chair à canon’ de prisonniers envoyées dans les zones les plus dangereuses. En restant en Russie, il n’y avait pas d’autre issue possible que la guerre”, résume-t-il. Sur les conseils d’”Iditié Lessom”, il profite d’une permission pour quitter le pays en mars dernier grâce à un long périple : après être rentré à Oufa, il rejoint Moscou, Smolensk (à 400 kilomètres à l’est de la capitale), puis Minsk, la capitale biélorusse, sans avoir subi aucun contrôle au passage de la frontière, d’où il s’envole enfin pour l’Arménie.

Extraditions et enlèvements à l’étranger

Avec le Kazakhstan, ce petit pays du Caucase est l’une des destinations privilégiées des déserteurs russes – ils n’ont pas besoin de montrer un passeport (une carte d’identité suffit) et peuvent séjourner plusieurs mois sans visa. Mais malgré les milliers de kilomètres qui les séparent de la Russie, la crainte de se faire rattraper par la guerre en Ukraine est sans cesse présente. Dans ces deux anciennes républiques soviétiques, toujours sous l’influence du Kremlin, les autorités locales ont déjà arrêté des Russes recherchés dans leur pays. Pire, en Arménie, deux déserteurs se sont fait enlever par les services secrets russes dans la ville de Gyumri, où Moscou dispose d’une base militaire importante. L’un d’eux, Dmitri Setrakov, croupit désormais dans une prison de Rostov-sur-le-Don, en Russie.

Le Graal pour ces déserteurs serait d’accéder au sol européen, mais le parcours est semé d’embûches. “Les législations européennes sont très peu conciliantes et ne leur accordent quasiment jamais de permis de séjour”, soupire Grigory Sverdlin. Et quand bien même ils parviennent à accéder au territoire européen, leur sécurité n’est jamais garantie à 100 %. Maxime Kouzminov, ancien pilote dans l’aviation russe réfugié en Espagne, a déserté grâce à l’aide des services ukrainiens en août 2023, une fuite spectaculaire qui a permis à l’armée de Kiev de récupérer un hélicoptère Mi-8. Quelques mois plus tard, en février, son corps a été retrouvé criblé de balles dans un parking souterrain à Alicante. Un avertissement clair du Kremlin à ceux qui seraient tentés de déserter, typique des méthodes des sbires de Poutine.

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