Ce mariage contre-nature qui ronge le débat public, par Etienne Klein

Ce mariage contre-nature qui ronge le débat public, par Etienne Klein

En 1943, dans son “Plaidoyer pour une civilisation nouvelle” (1), Simone Weil écrivait : “Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s’instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela aurait-il d’alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu’ils aient le loisir et se donnent la peine d’éviter l’erreur. Un aiguilleur cause d’un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu’il est de bonne foi.”

Un peu plus loin, elle ajoutait, à propos non plus des livres, mais des journaux (2) : “Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu’un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l’erreur.”

La philosophe énonçait là, pour la déplorer, une vérité sans doute “de toujours” : l’existence d’une cohabitation impossible à annuler de vérités et de mensonges dans la plupart des publications, d’une sorte de superposition quantique du vrai et du faux que chacun arbitrerait selon ses critères propres. Cette vérité-là s’est certainement accentuée (donc aggravée ?) avec le numérique, même si je ne suis pas certain que nous disposions des bons outils de mesure permettant de valider un tel constat.

Par ailleurs – ou, au contraire, d’une façon souterrainement corrélée au développement du numérique – , il s’est passé dans les dernières décennies un phénomène qui a été analysé par Bernard Williams dans son livre Vérité et véracité. Essai de généalogie (Gallimard, 2006). Le philosophe britannique y observait dans les sociétés postmodernes telles que la nôtre, informées, formées, éduquées, deux courants de pensée à la fois contradictoires et associés, au sens où ils se renforcent mutuellement alors même qu’ils devraient se combattre. Le premier est un attachement intense à la véracité, qu’il appelle “désir de véracité” et qui se manifeste par le souci de ne pas se laisser tromper, par la détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées derrière les discours officiels. Et, à côté de ce refus – parfaitement légitime – d’être dupe, un second courant de pensée qui se manifeste quant à lui par une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : celle-ci existe-t-elle vraiment ? se demande-t-on. Si oui, comment pourrait-elle être autrement que relative, subjective, temporaire, locale, instrumentalisée, culturelle, corporatiste, contextuelle, factice ?

Curieusement, notait Bernard Williams, ces deux attitudes opposées – désir de véracité et contestation de l’idée même de vérité –, qui devraient en toute logique s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique tout à fait compatibles. Elles sont même mécaniquement liées : le désir de véracité enclenche au sein de la société un processus critique généralisé, lequel fait douter que puissent exister, sinon des vérités accessibles, du moins des contre-vérités démontrées.

Fascinant paradoxe : car dès lors que vous niez l’existence de la vérité, au service de quelle étrange cause mettez-vous votre désir de véracité ? Cette dynamique antagoniste décrite par Bernard Williams provoque des effets bien concrets. Par elle s’explique en partie l’affaiblissement du crédit accordé à la parole des scientifiques, en même temps que la suspicion généralisée à l’endroit de toute forme d’expression institutionnelle depuis quelques décennies. Se portant sur des cibles elles-mêmes imparfaites et faillibles, donc critiquables, ce doute universel étend son influence sur tous les aspects de la vie des idées, qui donne parfois l’impression de se désintégrer.

Se produit ainsi une sorte de concaténation surprenante entre l’idée de vérité et la notion de liberté, analogue à celle entrevue par Simone Weil : chacun est désormais libre de choisir ce qu’il appelle la vérité, de sorte que la vérité n’est plus une référence, encore moins une contrainte qu’il s’agirait de respecter à la fois dans ses propos et dans sa façon de penser.

(1) “Plaidoyer pour une civilisation nouvelle” par Simone Weil, in Œuvres, Quarto Gallimard, 1999, p. 1 050.

(2) Ibid., p. 1 050.

Etienne Klein est physicien, directeur de recherche au CEA et philosophe des sciences

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