Chimistes colombiens, messageries cryptées… Les complices inattendus du trafic de drogue en France

Chimistes colombiens, messageries cryptées… Les complices inattendus du trafic de drogue en France

“Opération pichenette” et “communication XXL”, moque le syndicat de la magistrature. Une “pieuvre” , une “hydre”, constatent les magistrats, parfois désabusés. Le trafic de drogue n’a jamais été aussi florissant en France, porté par une consommation en hausse constante. Des “checkpoints”, frontières revendiquées entre la rue et le royaume des dealers, coupent désormais certains quartiers du reste de la ville. Les actes de torture et les règlements de compte meurtriers s’y multiplient, on découvre aussi des commandos de mineurs tueurs, ignorant parfois tout de leur commanditaire. “Vertige” et “bord du gouffre”, disent les sénateurs de la commission d’enquête sur le narcotrafic en France.

Face à la crise, le gouvernement tente de reprendre le contrôle. Des opérations “place nette XXL” se lancent à Marseille, Sevran, Toulouse, Strasbourg, Nantes, Lille… De discrètes enquêtes anti-blanchiment, aussi, à la poursuite de criminels toujours plus ingénieux. A l’abri des regards, une lutte sourde se joue entre la police et ces princes du deal, réfugiés à Dubai, au Maroc ou en Espagne où ils prétendent blanchir l’argent sale en toute quiétude. Chaque camp tentent d’actionner tous les leviers pour distancer l’autre. Enquête sur une guerre aux ramifications politiques, sécuritaires, diplomatiques, technologiques et scientifiques.

EPISODE 1 – Ces quartiers gouvernés par les dealers : enquête sur l’ampleur du trafic de drogue en France

Chapitre 3 : La R&D des narcos

La course à l’innovation vaut aussi pour les trafiquants de drogue. En mars 2023, un semi-submersible a été retrouvé abandonné à quelques centaines de mètres des côtes de Galice, en Espagne, par des criminels, apprend-on dans le rapport annuel de l’Ofast. Ce type d’engin, semblable à un sous-marin de tourisme, et capable de transporter “jusqu’à 6 tonnes de cocaïne”, pose un problème majeur aux enquêteurs. Invisible sur les radars, “échappant aux moyens de contrôle traditionnels”, dit l’Ofast, il permet de contourner les ports et leurs douanes.

L’essentiel de l’effort de “recherche et développement” est mené par les narcotrafiquants exportateurs de cocaïne, désireux d’emporter de nouveaux marchés en Europe. Selon le secrétariat général à la mer, la cocaïne représente d’ailleurs 63,4 % des quantités saisies en mer en 2023, contre seulement 35 % en 2022. “Dans un contexte de saturation du marché américain, les organisations colombiennes accentuent leur présence en Europe en s’impliquant dans la transformation de cocaïne”, indique par ailleurs l’Ofast. Afin d’échapper aux contrôles portuaires, la cocaïne est acheminée à l’état solide ou mélangée à d’autres substances, “dans du plaquage de bois ou dans des bouteilles d’eau”, affirme une source gouvernementale. En mai 2022, l’Ofast saisit 22 tonnes de sucre… mélangées à de la cocaïne. Un Colombien, expert en chimie, est aperçu dans l’entrepôt de livraison du produit. En janvier 2023, un laboratoire de fabrication de la cocaïne est démantelé dans l’Aisne. Deux chimistes colombiens sont interpellés.

La filière vénézuélienne, en pleine croissance, semble également présente en France. En mai 2023, deux Vénézuéliens sont arrêtés à la gare routière de Toulouse, avec 2,5 millions d’euros en petites coupures. Etaient-ils seulement en transit entre Paris et Barcelone, comme le soupçonnent les enquêteurs ? “En raison des conditions climatiques favorables, la plantation de coca pourrait se développer et faire du Venezuela l’un des principaux producteurs de cocaïne. L’implication de hautes autorités étatiques est suspectée”, écrit l’Ofast.

La bataille technologique entre les “narcos” et les forces de l’ordre a surtout lieu dans les ports. A l’été 2024, les douanes disposeront de dix scanners mobiles, des camionnettes avec des bras articulés, capables d’ausculter aux rayons X jusqu’à 30 conteneurs par heure. Le port du Havre enregistre déjà des résultats encourageants avec 10,4 tonnes de cocaïne saisies entre 2022, contre… 1,7 tonne, par exemple, pour le port de Marseille. Les groupes criminels répliquent avec leur pouvoir de corruption. Selon l’Ofast, après des “criblages personnalisés”, parfois “dans le temps long”, comme le ferait une agence de renseignement, les trafiquants cherchent à compromettre, y compris par la “contrainte” et “l’intimidation”. Des exemples du prix de la corruption sont fournis. Il en coûterait ainsi entre 20 000 et 60 000 pour obtenir d’un docker la “perte” de son badge donnant accès au port. Pour un douanier, compter 40 000 euros par valise. Faire passer un téléphone en prison coûterait entre 500 et 2000 euros. Quant à la vérification par un policier de l’inscription sur un fichier de personnes recherchées, elle se monnayerait seulement 300 à 500 euros.

Chapitre 4 : La guerre des données

Incendie criminel dans le Var, dans la nuit du 13 au 14 février 2024. Peu après minuit, trois hommes cagoulés fracturent la porte d’un laboratoire d’analyse de données informatiques, puis font brûler les lieux. L’intrusion a duré cinq minutes, pas plus. La voiture ayant servi à transporter les malfaiteurs est retrouvée calcinée. Du travail de professionnel. L’entreprise en question est mandatée comme expert judiciaire dans une vingtaine d’enquêtes de trafic de drogue présumé.

L’histoire montre à quel point les “narcos” n’hésitent plus à intimider les auxiliaires de justice. Elle raconte aussi le rôle central de l’exploitation des données téléphoniques dans ce type d’affaires. A force de “jambisations” et autres sévices, les aveux deviennent rares. Les recherches ADN ne parlent pas toujours, si bien que les smartphones restent, dans la majorité des enquêtes, l’ultime pièce à conviction contre les criminels. Pourtant, la tâche des enquêteurs s’est sévèrement compliquée ces dernières années, avec l’avènement des messageries cryptées, comme Whatsapp Telegram ou Signal. “Oui, les écoutes à la papa ne sont plus très efficaces”, confirme Gérald Darmanin, à qui ses services ont fait remonter le changement de culture des dealers.

Les vendeurs de drogue ont désormais tous un téléphone dédié à leur business. Ils n’y passent aucun appel, n’envoient aucun SMS. Toutes leurs communications passent par le cryptage, de sorte que, malgré un numéro sur écoute, les enquêteurs restent totalement sourds et aveugles aux communications de leur cible. Un temps, les criminels ont utilisé des réseaux cryptés privés, pareils à des talkie-walkie. Sauf que les enquêteurs français, puis plusieurs services européens sont parvenus à hacker ces plateformes, du nom d’Encrochat, puis de Sky ECC. Des centaines d’interpellations ont été rendues possibles, ainsi que des saisies à hauteur de 100 tonnes de drogue. Impossible, pourtant, de prétendre réaliser la même prouesse avec Whastapp ou Signal, mieux protégés.

Il faut disposer du téléphone, après une perquisition ou une interpellation. Dans ce cas, le travail technique de la DGSI, combiné au savoir-faire des entreprises expertes mandatées par la justice, peut permettre de récupérer certaines données, pour peu qu’elles n’aient pas été effacées. Mais comment perquisitionner quelqu’un qui ne donne à voir aucun délit et ne communique que sur une messagerie cryptée inaccessible ? Bien souvent, les policiers se heurtent à un problème insoluble, comme dans l’affaire du terroriste Mohammed Mogouchkov, dont la DGSI n’a pu décrypter tous les messages avant son passage à l’acte meurtrier à Arras, le 13 octobre dernier.

La dernière opportunité consiste en un piratage du téléphone, qui permet de voir en direct quel messages échange la cible. L’utilisation d’un logiciel espion est théoriquement autorisée dans le cadre d’enquêtes judiciaires mais le problème est technique. Les policiers y ont très peu recours, faute d’un taux de réussite suffisant de des services spécialisés. En coulisses, une bataille d’influence se joue depuis plusieurs mois afin d’accepter ou nous l’entrée d’un nouvel acteur sur le marché. Une société de cyber-renseignement, représentée par Guilhem Guiraud, ex-agent de la DST, a obtenu à l’automne 2023 une autorisation de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), pour proposer également ses services aux enquêteurs. Mais l’agrément a été laissé en suspens, devant l’éventualité de laisser un prestataire privé accéder à des missions ultra-sensibles.

Pour l’heure, “il faut s’adapter”, résume la préfète Frédérique Camilleri, malgré la profusion d’offres de type “Uber Shit”, ces plateformes en ligne de livraison de drogue proposées par des acteurs dont la police ignore tout. Depuis une réforme pénale de janvier 2023, les forces de l’ordre peuvent plus facilement enquêter sous pseudonyme, et procéder à des “coups d’achat”, des transactions au bénéfice des dealers, afin d’infiltrer ces réseaux. En mars 2024, des réseaux Uber Shit ont été démantelés à Nice, à Lyon, à Villeparisis, en Seine-et-Marne et dans le Var. “Quatre auteurs de trafic ‘Uber shit’ ont été déférés ce 22 mars. On a saisi des armes de poing”, précise Samuel Finielz, le procureur de la République de Toulon.

Ce vendredi à 17 heures, retrouvez le troisième épisode de notre série consacré à l’innovation technologique des trafiquants et au rôle des messageries cryptées.

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