De Hitler à Poutine : l’étrange fascination de la droite américaine pour les dictateurs européens

De Hitler à Poutine : l’étrange fascination de la droite américaine pour les dictateurs européens

Début février, six semaines avant la présidentielle russe, le journaliste Tucker Carlson interviewe Vladimir Poutine à Moscou. Cordial, voire complaisant, l’entretien est ponctué de sourires et de rires entendus. Pas une question sur les droits de l’homme, la liberté d’expression ou la santé d’Alexeï Navalny, décédé dix jours plus tard. Face à un Poutine matois, voici le nouveau “petit télégraphiste” du Kremlin dans ses œuvres. L’ancien journaliste vedette de Fox News (qui possède désormais sa propre chaîne suivie par des millions d’Américains) profite aussi de son passage dans la capitale pour se filmer dans un supermarché bien achalandé et montrer à ses millions de followers combien la vie est douce sur les rives de la Moskova… “Moscou est bien plus sympa que n’importe quelle ville de mon pays”, s’émerveille-t-il. Au Congrès, les élus républicains sont, du reste, devenus les alliés objectifs de Poutine en faisant obstruction depuis trois mois au “paquet” de 60 milliards d’aide à l’Ukraine du président Volodymyr Zelensky – que Tucker Carlson qualifie de “vrai dictateur qui persécute les chrétiens”.

Les “idiots utiles” de la droite ont supplanté ceux de la gauche

De son côté, Viktor Orban – un autre héros de “Tucker” – est lui aussi en grâce chez les conservateurs américains. Récemment, on a pu le voir chez Donald Trump, en Floride. Le 8 mars, le Hongrois y félicite l’ancien président américain pour sa victoire écrasante aux primaires du Super Tuesday trois jours plus tôt. “Il n’y a pas de meilleur leader qu’Orban”, le complimente Trump en retour. L’entourage du Premier ministre et les membres de son parti, le Fidesz, sont d’ailleurs des hôtes réguliers du Conservative Political Action Conference (CPAC), le grand barnum annuel de la droite américaine dont Marion Maréchal-Le Pen fut l’invité en 2018 et où l’on critique le “danger woke”, l’avortement, l’immigration, “l’Etat profond” ou encore les médias “mainstream” (grand public).

Le président russe Vladimir Poutine (d) lors d’une interview avec le journaliste américain Tucker Carlson, le 6 février 2024 au Kremlin, à Moscou

L’idylle entre la droite américaine et les autocrates européens est évidente depuis qu’en 2015, Donald Trump a déclaré son engouement pour Vladimir Poutine. “Je m’entendrai parfaitement avec cette personne brillante et talentueuse”, promet-il alors qu’il fait campagne contre Hillary Clinton. Un an auparavant, juste après l’annexion de la Crimée, l’ex-maire de New York, Rudy Giuliani, faisait, lui aussi, l’éloge de Poutine pour mieux souligner le contraste avec le président Obama honni : “Voilà ce qu’on appelle un leader !”, tranche-t-il. Sa déclaration fait alors écho à un éditorial retentissant de l’agitateur Pat Buchanan. En 2013, cet ancien conseiller de Ronald Reagan, pourfendeur du mariage homosexuel, s’interroge dans la presse conservatrice : “Poutine est-il l’un des nôtres ?”. Sa réponse est oui, évidemment.

En 1916 déjà, le Kaiser Guillaume II préféré à Woodrow Wilson…

Mais d’où vient cet amour immodéré pour les despotes ? “Loin d’être nouveau, ce phénomène, qui précède de loin l’époque Trump, remonte à plus d’un siècle”, affirme, à Washington, Jacob Heilbrunn, auteur de America Last (L’Amérique en dernier, non traduit), un ouvrage sur l’attirance de la “Right Wing” américaine pour les dictateurs du Vieux Continent (1). “Cela a commencé par le Kaiser Guillaume II, Mussolini, Hitler et Franco ; cela continue avec Poutine et Orban, explique Heilbrunn. Une partie de la droite considère que la démocratie est fondamentalement faible et corrompue, donc inférieure à l’autoritarisme.”

Précision utile : l’auteur d’America Last n’a rien d’un militant gauchiste imprégné d’un quelconque wokisme. Au contraire, Heilbrunn dirige la revue de géopolitique The National Interest lancée en 1985 par Irving Kristol, considéré comme le fondateur du néoconservatisme américain. L’originalité de son livre tient à ceci : si les idiots utiles de la gauche et leur fascination pour Staline, Mao, Castro ou Chavez sont bien identifiés, on ne peut en dire autant pour la droite. Notons, aussi, que leurs démarches sont opposées : les premiers veulent faire table rase du passé, les seconds voudraient y retourner. Et il y a une autre différence : aujourd’hui, les inconditionnels de Castro et Chavez sont assez largement discrédités tandis que les thuriféraires d’Orban, de plus en plus nombreux, sont en train de gagner la bataille culturelle.

Portrait non daté du dictateur fasciste italien Benito Mussolini.

Alors, visitons ce passé où la Right Wing se verrait bien retourner ! Au début du XXe siècle, les Tucker Carlson et Steve Bannon de l’époque se nomment Henry L. Mencken et Georg Sylvester Viereck, deux hommes de lettres – poètes et écrivains, et polémistes. D’origine allemande (comme 1 Américain sur 5 à l’époque), ils ont pour idole Guillaume II – auteur, soit dit en passant, du premier génocide du siècle, contre les Hereros dans la colonie allemande de Namibie. Selon Mencken et Viereck, l’empereur prussien a raison de se victimiser : pour eux, le Kaiser se trouve dans une position défensive en raison des menaces française et anglaise qui l’obligent à s’armer… Dans une autre inversion de la réalité, ils décrivent le dictateur allemand comme un pacifiste et le président démocrate Woodrow Wilson comme un va-t-en guerre. Entre les deux guerres, Guillaume II et ses trois fils applaudiront à la montée du nazisme. Quant à Viereck, devenu agent nazi sous la présidence de Franklin D. Roosevelt, il sera arrêté et jugé pendant la Seconde guerre mondiale.

En attendant, après l’armistice de 1918, la germanophilie du duo d’écrivains ne faiblit pas. Au contraire, elle se propage aux journaux du magnat William Randolph Hearst (qui inspirera le personnage de Citizen Kane, interprété à l’écran par Orson Welles). En 1919, bien avant que Trump ne reprenne la formule à son compte, le San Francisco Examiner écrit déjà “America First” à la Une, s’opposant ainsi à l’adhésion des Etats-Unis à la Société des Nations. La raison ? Participer à des instances multilatérales affaiblirait la souveraineté américaine – le même argument a été employé à maintes reprises par Donald Trump.

Un autre milliardaire adepte des fake news se joint au mouvement : c’est Henry Ford. Le roi de l’automobile publie le pamphlet antisémite Les Protocoles des Sages de Sion dans son journal hebdomadaire Dearborn Independent. Dans les années 1920 paraît également The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy, un ouvrage raciste signé Lothrop Stoddard qui “alerte” contre “la marée montante de couleur” qui menace “la suprématie du monde blanc”. La thèse du “grand remplacement” est en marche. En 1924, le Congrès vote la Loi Johnson-Reed qui stoppe l’immigration asiatique et instaure des quotas pour les migrants venus d’Europe centrale et méridionale : il s’agit de préserver les frontières et la race.

“Si ce pays a jamais eu besoin d’un Mussolini, c’est maintenant !”, déclare au Congrès le sénateur républicain David A. Reed en 1932, pendant la Grande Dépression. “Pour lui, comme pour les trumpistes aujourd’hui, seul un homme fort et déterminé peut résoudre les problèmes du moment : la rhétorique est la même”, note Heilbrunn. En 1940 est créé l’America First Movement, qui s’oppose à l’entrée de l’Amérique dans la guerre. Fort de 800 000 membres, il a pour porte-parole un certain Charles Lindbergh, pilote d’avion et célébrité mondiale ouvertement pronazi. De son côté, le mouvement pacifiste Mother’s Movement attire 5 à 6 millions de mères de famille américaines. L’oratrice du moment s’appelle Elizabeth Dilling. Surnommée “la Führer au féminin”, elle électrise les foules en imitant Eleanor Roosevelt et en prenant l’accent yiddish. L’antisémitisme en moins, Trump joue sur le même ressort lorsqu’il caricature Biden en vieillard…

Comme aujourd’hui, la droite radicale est persuadée que l’administration Roosevelt est à la main d’un “Etat profond” qui conspire contre l’Amérique. Elle rebaptise d’ailleurs le “New Deal” en “Jew Deal” (deal juif). “Aujourd’hui, le ‘wokisme’, dont le danger est exagéré à l’extrême, a remplacé les juifs : le flacon a changé, mais le breuvage reste le même”, insiste Heilbrunn. Dans l’Ohio, Charles Walgreens, le magnat des pharmacies – l’enseigne Walgreens existe encore aujourd’hui – propose quant à lui, toujours dans les années 1940, de purger l’université de ses enseignants qu’il considère comme “radicaux”. Sous la présidence de Donald Trump, l’idée a été poussée plus loin encore : des militants ont créé le site Internet Professor Watchlist où les étudiants sont invités à dénoncer les professeurs d’université qui leur semblent trop “woke” ou “radicaux”.

Pinochet et Franco, deux “défenseurs de la chrétienté”

Après la Seconde guerre mondiale, l’isolationnisme est largement discrédité par la victoire des démocraties alliées en Europe et dans le Pacifique. Mais la fascination pour les dictateurs de la Right Wing demeure. L’Espagnol Franco – ainsi que, plus tard, le général Pinochet au Chili – est considéré comme un envoyé de Dieu descendu sur Terre pour défendre l’Occident chrétien contre le communisme athée. “C’est également ainsi que Poutine et Orban sont vus par une partie des évangéliques et des catholiques qui, en somme, les regardent comme les successeurs de Franco”, remarque l’historien Yves-Marie Péréon, auteur de Rendre le pouvoir ; les présidents américains après la Maison Blanche (Tallandier).

Sous Ronald Reagan (1981-1988), l’ambassadrice aux Nations unies Jeane Kirkpatrick s’embarque à son tour dans de folles contradictions, relate encore Jacob Heilbrunn dans America Last. Anticommuniste intransigeante proche de la dictature argentine, elle soutient les généraux latinos lorsque, en 1982, ils décident d’envahir l’archipel britannique des Malouines, pourtant une possession du principal allié des Etats-Unis ! Ses prises de position provoquent des remous au sein même de la Maison-Blanche. Lorsqu’elle décède en décembre 2006, la même semaine que son ami chilien Augusto Pinochet, le Financial Times remarque qu’il y a là “une certaine logique”…

Aujourd’hui, aucun propagandiste – pas même l’ancien conseiller de Trump, Steve Bannon – n’est plus efficace que Tucker Carlson, qui s’est rendu deux fois en Hongrie, en août 2021 et en janvier 2022, pour y présenter des émissions spéciales. La promotion du “modèle hongrois” porte ses fruits. En Floride, le gouverneur Ron DeSantis s’est largement inspiré de Viktor Orban pour son combat “anti-woke”. Tucker Carlson, lui, décrit la Hongrie comme un “bastion de la liberté”, contrastant avec le “totalitarisme soft de la gauche qui pervertit les Etats-Unis”. Que le Premier ministre magyar ait affaibli la justice, les médias et le système démocratique hongrois, cela ne perturbe ni l’agitateur Tucker Carlson, ni le gouverneur DeSantis et pas davantage le sénateur de l’Ohio J.D. Vance, 39 ans. A peine élu quelques mois plus tôt, cet avocat trumpiste déclare ainsi en 2022 : “Un conseil que je donnerais à Trump s’il est élu en 2024, c’est de virer tous les bureaucrates et les fonctionnaires pour les remplacer par des gens à nous. Il est temps de faire ce que Viktor Orban a fait en Hongrie.” Vraiment ?

(1) America Last, The Right’s Century-Long Romance with Foreign Dictators (L’Amérique en dernier, un siècle de romance entre la droite américaine et les dictateurs étrangers), par Jacob Heilbrunn, 2024, Norton & co.

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