De Lucien de Rubempré à Angie David : faut-il encore changer de nom pour réussir ?

De Lucien de Rubempré à Angie David : faut-il encore changer de nom pour réussir ?

Et si rien n’avait changé depuis Illusions perdues ? On se souvient que, dans le roman de Balzac, le jeune Lucien Chardon, désireux de percer dans la haute société de la Restauration, adopte le nom de sa mère et se fait appeler Lucien de Rubempré. Au début du XXIe siècle, Angie Motard n’est pas moins honteuse de son patronyme. Fille de hippies née en 1978 et ayant grandi entre la Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie, elle arrive à Paris avec le rêve de devenir éditrice et peut-être d’écrire elle-même. Quand elle rencontre l’éditeur Léo Scheer, qui devient son pygmalion, elle comprend que quelque chose cloche : “Je savais qu’Angie Motard ça ne le faisait pas, et que j’aurais du mal à faire carrière avec ce nom-là. Outre que j’avais une mauvaise relation avec mon père, Motard est un nom moche, pas vulgaire mais trop terroir, franchouillard. Peut-être que si j’avais été médecin, le docteur Motard, je m’en serais moquée. Mais dans une carrière littéraire, donc publique, le nom est important – un nom, c’est une marque. Il me fallait donc un nom qui sonne bien, et Angie Motard ne sonne pas bien. Léo Scheer m’a incitée à prendre le nom de ma mère. Angie David, ça peut être juif ou anglo-saxon, il y a un mystère, c’est mieux que Motard !”

Angie David travaille depuis 2002 aux éditions Léo Scheer. Elle nous reçoit dans son bureau parisien, sis rue de l’Arcade (en face de l’hôtel Marigny, le célèbre bordel pour hommes que fréquentait Proust). Son début de carrière a été paradoxal : côté face, elle décroche en 2006 le prix Goncourt de la biographie pour son premier livre, consacré à Dominique Aury ; côté pile, elle lutte alors contre une addiction à la cocaïne. Elle fréquente un milieu showbiz où les “fils de” sont légion et elle, “petite Caldoche sauvage”, n’en a ni les manières ni le réseau. C’est une des grandes hypocrisies du milieu culturel parisien que de professer l’ouverture alors qu’on y pratique l’entre-soi – de Charlotte Gainsbourg à Nicolas Bedos, et de Vincent Cassel à Raphaël Enthoven, nombreux sont ceux qui n’ont pas eu besoin de se faire un nom, en ayant hérité. Issue d’un milieu modeste, Angie David avance masquée. Jusqu’à ce qu’elle se fasse officiellement rebaptiser David en 2022 (grâce à la loi de Dupond-Moretti) elle a caché à tout le monde, même à ses amis, qu’elle s’appelait en vérité Motard.

Ayant tourné le dos aux mondanités, sortie depuis quinze ans de ses problèmes de drogue et mère de deux enfants, Angie David n’a en revanche pas changé de modèle. Dominique Aury, née Anne Desclos, et mieux connue sous le pseudonyme de Pauline Réage, reste pour elle l’exemple à suivre : “Je lui consacre un chapitre élogieux dans La Renommée. C’est la plus grande figure d’éditrice. Il n’y a pas d’équivalent, elle est indépassable. Elle a été la première femme à siéger au comité de lecture de Gallimard et ce, pendant vingt-cinq ans – c’est quand même significatif. Sa liberté de femme tenait dans des faits, pas dans des discours. Elle ne s’est jamais mariée et était bisexuelle, mais paraissait très classique en apparence. Elle n’aurait jamais milité pour le MLF, elle était même le contraire de ça. Et elle a donc vécu toute sa vie sous des faux noms. Ayant un père diplomate et une mère très prude, très austère, Anne Desclos est devenue Dominique Aury pour écrire dans des revues d’extrême droite assez hard, comme L’Insurgé de Thierry Maulnier. Elle ne voulait pas que des collègues ou des voisins de ses parents les embêtent à cause d’elle. Aux côtés de Jean Paulhan chez Gallimard, elle a ensuite publié des gens de tous les bords politiques, sans œillères idéologiques. Et quand elle a écrit Histoire d’O, elle a signé Pauline Réage à cause du côté sulfureux du roman. Elle voulait être absolument libre et se préserver du scandale – et le meilleur moyen pour ça, c’est de changer de nom.”

Si La Renommée est un récit autobiographique sensible (souvent drôle aussi), le livre prend dans sa seconde partie la forme d’un essai littéraire. Angie David y évoque avec finesse Claude Lévi (qui avait repris le nom de son grand-père Isaac Strauss pour forger Lévi-Strauss) ou Marguerite Donnadieu (alias Marguerite Duras). Elle parle aussi de Constance Debré qui dans son livre Nom achevait de régler ses comptes avec sa famille : “C’est un auteur contemporain que j’aime beaucoup, et qui compte. Elle incarne quelque chose, elle est passionnante à observer. Et, ayant écrit Nom, elle était pile dans mon sujet ! Il y a chez elle quelque chose à mettre en miroir avec ma propre histoire… Elle a tout envoyé valser : son travail, son milieu, sa sexualité. Cela a été dur pour son fils, et je ne crédite pas sa démarche sur le plan moral, mais sur le plan artistique c’est intéressant – elle a perdu des plumes pour être écrivain, et je trouve ça courageux et noble. Mais elle ment quand elle dit qu’un nom de famille ce n’est rien. La preuve : elle n’en a pas changé ! Elle l’aurait fait si le nom Debré n’avait pas pu lui servir. Je pense qu’elle a authentiquement aimé son père. Et je crois aussi, et ça elle ne l’avouera pas, que ça l’a aidée à se lancer de s’appeler Debré. Une punk dans une famille de notables, un clan illustre en France : c’était vendeur. Avec un autre nom, elle aurait moins intéressé les médias…”

“Nicolas Mathieu savait qu’il ne lui fallait pas un nom trop élégant et élitiste”

Comme l’écrit très justement Angie David dans La Renommée, “changer de nom, c’est entrer de plain-pied dans la fiction”, et “faire de la politique en littérature est un contresens”. Préférant le dandysme aux dogmatismes quels qu’ils soient, elle épingle Edouard Louis, ex-Eddy Bellegueule et auteur de Changer : méthode : “Une démarche individuelle peut influencer d’autres gens qui s’en empareraient. Mais je n’aime pas chez lui le côté discours – dès qu’il y a discours il y a une forme d’autoritarisme. Un artiste n’a pas à se poser en donneur de leçons et à considérer que tous ceux qui ne font pas comme lui sont des imbéciles – j’exagère à peine. Et pourquoi se plaint-il sans cesse ? Il s’est hissé socialement ! Contrairement à lui, je n’incrimine pas la société. A moins d’être incroyablement malchanceux, on croise tous ici ou là des soutiens. Chacun est libre de se réinventer.”

Pour finir cet entretien, on termine par un jeu. Angie David peut-elle nous citer les plus beaux noms d’écrivains vivants, et nous dire ceux qui, à ses yeux, auraient dû prendre un pseudonyme ? Du côté des chanceux, elle nous répond Michel Houellebecq, Oscar Coop-Phane, Emmanuel Carrère, Eric Vuillard, Thibault de Montaigu et François-Henri Désérable. Quant aux moins bien lotis, les voici : “Nicolas Mathieu c’est très ordinaire, mais je pense que chez lui c’est un choix délibéré d’avoir gardé son nom car il fait une littérature qui s’intéresse aux petites gens. Il y a une cohérence esthétique et une stratégie de communication. Mathieu est très intelligent, et il savait qu’il ne lui fallait pas un nom trop élégant et élitiste – sinon, il n’aurait pas pu être le porte-voix de la classe moyenne écrasée par la mondialisation. A part Mathieu, les pires noms pour moi sont Laurent Binet, Kévin Lambert, Maria Pourchet et Cécile Coulon. Coulon, c’est atroce – on pense au colon ! A ses débuts, je pensais que ça ne marcherait pas pour elle à cause de ça, j’y voyais un trop gros handicap. Mais dans notre époque démagogique, ça passe. Si elle avait vécu au temps de Stendhal, qui avait pris un pseudo, il lui aurait dit : “Enfin ce n’est pas possible Cécile, trouve-toi d’urgence un autre nom !””

La Renommée, par Angie David. Léo Scheer, 126 p., 18 €.

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