El Niño : “Au-delà des +1,5 °C degrés, des tensions énormes peuvent émerger très rapidement”

El Niño : “Au-delà des +1,5 °C degrés, des tensions énormes peuvent émerger très rapidement”

Les images ont abondamment été relayées : des pluies diluviennes en pleine région désertique, aux Emirats arabes unis, à Oman, Bahreïn et en Arabie saoudite. Un véritable déluge qui a fait au moins 24 victimes et causé de nombreux dégâts. Il ne s’agit pourtant que d’un des événements climatiques extrêmes recensés ces dernières semaines dans le monde. On pourrait aussi lister les inondations meurtrières au Kenya, la canicule historique en Asie du Sud-Est, la vague de chaleur et les pluies torrentielles au Brésil, la sécheresse en Afrique australe ou la crise hydrique en Equateur et en Colombie… Le point commun à ces catastrophes ? Elles ont toutes été attribuées au réchauffement climatique, amplifié par El Niño, un phénomène naturel complexe durant huit à douze mois et réapparaissant tous les trois à sept ans dans le Pacifique.

Si sa phase actuelle devrait bientôt s’achever, ses conséquences, elles, sont parties pour durer, tant “l’insécurité climatique se traduit souvent – et rapidement – sous forme d’insécurité géopolitique et stratégique”, analyse Jean-Michel Valantin, docteur et chercheur en études stratégiques au think tank The Red Team Analysis Society, et co-auteur avec le journaliste Laurent Testot de El Niño, Histoire et géopolitique d’une bombe climatique (Nouveau monde éditions, 2023).

L’Express : A-t-on, selon vous, sous-estimé l’intensité de ce phénomène El Niño, dont les effets s’ajoutent à ceux du changement climatique ?

Jean-Michel Valantin : Dans sa version 2023-2024, El Niño a été assez vite identifié comme pouvant être un cycle fort. Un an après ce diagnostic, nous voyons des effets très violents sur les zones normalement affectées, à savoir le monde tropical. Cependant, je dirais plutôt que ce phénomène se combine au changement climatique, et non se superpose. Cela crée une dimension supplémentaire du problème. Car comme envisagé justement dès l’année dernière par les centres météorologiques, El Niño nous a fait passer très brutalement au-delà des +1,5 °C (depuis l’ère préindustrielle), qui était la limite de la zone de danger définie par les climatologues depuis une dizaine d’années.

Y a-t-il des conséquences géopolitiques immédiates ?

Il faut saisir que le changement climatique ne génère pas encore de conséquences géopolitiques en soi. Mais pour combien de temps… ? En revanche, il induit une mise sous tension générale de plus en plus forte, qui se combine aux tensions géopolitiques existantes. Il y a vraiment, selon moi, un point de bascule en 2022 avec l’offensive russe en Ukraine. Très vite, la guerre a eu pour effet de gêner considérablement les exportations des céréales ukrainiennes et russes sur les marchés internationaux, alors que les deux pays combinés représentent environ 30 % des ventes au niveau international.

On a donc observé une mise sous tension des marchés agroalimentaires quand, au même moment, l’année 2022 était marquée par toute une série d’événements climatiques extrêmes, comme des super vagues de chaleur en Asie du Sud et du Sud-Est, l’aggravation de la méga sécheresse en Amérique du Nord, des tensions climatiques en Amérique latine et en Afrique… Surtout, ils ont affecté les grandes zones de production agricole. L’Inde, qui est le deuxième producteur de blé au monde, a par exemple vu sa récolte baisser de près de 20 %, et a donc arrêté d’exporter pendant plusieurs mois.

Justement, en 2022, c’était encore un cycle de la Niña, le pendant inverse d’El Niño, qui a plutôt tendance à refroidir la planète…

Effectivement. En 2023, année de transition, c’est un scénario très analogue qui se rejoue, avec la guerre en Ukraine qui continue, et toujours ces difficultés d’exportation des céréales ukrainiennes sur les marchés internationaux. Mais, côté russe, un basculement géopolitique s’opère : des accords agricoles et commerciaux énormes sont signés avec la Chine, qui se met à importer des quantités phénoménales de céréales russes. En parallèle, les événements climatiques extrêmes se multiplient. Nous sommes à présent en 2024, le moment du pic des effets de El Niño, avec des vagues de chaleur aérienne et marine. Les tensions géopolitiques se sont multipliées dans le monde. Si la tendance se confirme, on arrive donc à une troisième année de recrudescence des phénomènes climatiques extrêmes sur les grandes zones de production agricole, qui risque de se combiner à l’intensité croissante de crises géopolitiques toujours plus violentes.

Dans votre livre paru en octobre dernier, vous écrivez que “El Niño 2023-2024 pourrait être un’crash test'” pour nos sociétés. Vraiment ?

Tout à fait. Cet excellent concept est de Laurent Testot. Prenez la crise agricole qui se manifeste depuis cet hiver en Europe. Elle est très complexe, résulte de la combinaison de plusieurs facteurs. Néanmoins, deux effets déclencheurs peuvent être mis en avant. D’une part, les vagues de chaleur et de sécheresse entre le printemps et l’automne 2022, qui ont un impact très dur sur les systèmes agricoles. D’autre part, les tensions développées du fait de la décision de l’Union européenne de faciliter les importations de céréales ukrainiennes, de manière à soutenir l’économie de Kiev.

Ces importations ont rapidement été contestées par un certain nombre de nations agricoles, telles la Pologne ou la Hongrie, craignant qu’elles ne fassent baisser les cours de leur propre production. En parallèle, un pays comme l’Espagne a été très durement affecté par la sécheresse : près de 80 % des récoltes touchées en 2023. Donc l’Espagne, grand producteur de fruits et de légumes, se retrouve à importer des produits agricoles, et s’oppose alors au blocage des importations ukrainiennes car le pays en a besoin. Ces systèmes sous tension, à cause de la guerre en Ukraine ou des événements climatiques extrêmes, s’ajoutent aux autres conflits qui traversent ce secteur dans chaque États membres. Tout converge. La crise agricole est toujours en cours, aggravée par ce nexus des tensions climatiques et géopolitiques. C’est une des formes du crash test.

Mais il y en a d’autres. Par exemple, en 2023, le premier déplacement du président brésilien a eu lieu en Chine. Lula et Xi Jinping ont signé d’importants accords commerciaux, en particulier agricole, car depuis 2018, la Chine remplace une bonne partie des importations de produits agricoles américains par des importations brésiliennes. Le Brésil devient véritablement un partenaire stratégique de Pékin en termes de sécurité alimentaire. Or la combinaison de El Niño et du changement climatique produit des effets extrêmement violents sur le pays, touché par une énorme sécheresse, avec l’Amazonie qui flambe comme jamais. Alors, quid des rendements agricoles brésiliens ? Sachant qu’il y a, derrière, une partie des enjeux de la sécurité alimentaire chinoise qui se joue ? On voit bien qu’avec “cette petite excursion” au-delà des +1,5 °C degrés, des tensions énormes peuvent émerger très rapidement. Ce moment El Niño met en évidence que notre système, fondé sur des échanges globalisés entre de grandes zones de production et de consommation, reste très vulnérable.

Dans votre ouvrage, vous reprenez également une étude datant de 2011. Selon elle, les événements El Niño sont des facteurs essentiels dans le déclenchement de 21 % des guerres dans le monde entre 1950 et 2004. Le chiffre impressionne.

Absolument. Je vous donne un exemple récent, particulièrement impressionnant : le conflit en mer Rouge déclenché par les Houthis, une milice issue d’une population yéménite. Cette situation, qui dissuade de nombreux navires de passer par la mer Rouge, n’a a priori rien à voir avec le changement climatique ou El Niño.

Mais il faut avoir à l’esprit qu’il s’agit de l’une des artères principales de la globalisation, et que la mer Rouge débouche sur le golfe d’Aden, donc sur la corne de l’Afrique. Or, toute cette zone est à nouveau ravagée depuis l’année dernière par le changement climatique, et les effets de El Niño. Des pays comme la Somalie ou le Kenya sont sous très haute tension, avec des catastrophes humanitaires en cours. Et les communautés de pêcheurs sur le littoral somalien sont aussi celles qui produisent les pirates. On constate depuis l’automne dernier un regain d’activité extrêmement fort de la piraterie somalienne, tout simplement parce que les conditions de vie se sont incroyablement dégradées du fait de la sécheresse.

Les cargos isolés passant par le golfe d’Aden et la mer Rouge doivent donc faire face à un double risque, induit par les Houthis mais également par les pirates somaliens. On voit à quel point les situations climatiques et stratégiques s’entremêlent à toute vitesse.

Peut-on déjà anticiper de nouveaux conflits à la fin de ce cycle d’El Niño ?

Les mois qui viennent vont être très compliqués au niveau climatique. Et il est difficile de dire ce qui va se passer avec l’arrivée d’un cycle La Niña dans un paysage si complexe. Car il y a tout d’abord le choc sur les populations et les infrastructures à l’instant T, puis les effets dans le temps. L’exemple des systèmes assurantiels est éloquent. Prenons l’exemple de la Californie : cet Etat américain a pour l’instant réussi à retenir in extremis les assureurs. Cela dit bien à quel point la tension est importante. Le scénario est très proche en Floride. Les catastrophes climatiques génèrent des conséquences qui se croisent dans tous les sens.

Près de la moitié de la population mondiale vote en 2024. Les effets du changement climatique, dopé par El Niño, pourraient-ils peser directement ou indirectement sur certaines élections ?

C’est une question passionnante avec de nombreuses implications, mais je n’ai pas la réponse. Cela va être très intéressant à regarder. Prenez l’élection américaine : elle est déjà sous tension en raison du changement climatique et de la crise migratoire. Il y a en moyenne 20 000 entrées par jour par la frontière sud des Etats-Unis – ce qui est gigantesque. La majorité de ces gens fuient l’Amérique centrale, une région affectée par des problèmes d’inégalités sociales absolument effarants, aggravés par le changement climatique. Cette zone est prise dans un nexus socio-climatique tellement violent que les gens s’enfuient par centaines de milliers. Cela crée des tensions énormes dans les États frontaliers, alors que le contexte politique américain est complètement polarisé. Je ne sais même pas si on peut encore parler de débat tellement les positions se sont durcies.

Donc on peut dire que le changement climatique s’invite déjà dans la campagne présidentielle américaine. Par ailleurs, le parti républicain reste ouvertement climatosceptique. C’est une ligne politique, un marqueur important. Sauf qu’El Niño, qui renforce terriblement le changement climatique, commence à se traduire par une saison d’ouragan qui risque d’être très dure. On ne peut parler qu’au conditionnel, mais si, d’ici novembre, les États-Unis devaient subir des vagues d’événements climatiques extrêmes ? Il y a déjà eu, la semaine dernière, une série de tornades comme on n’en a jamais vu. Comment cela pourrait-il se mêler à la campagne présidentielle ? Très difficile à dire. Est-ce que le risque de multiplication des chocs climatiques rendra la posture climatosceptique des républicains plus difficile ? En 2016, Donald Trump était très actif sur ce champ, même s’il l’est moins aujourd’hui.

Quel impact potentiel sur la campagne des élections Européennes ?

Là aussi, l’équation est complexe. Comme aux Etats-Unis, la question migratoire occupe une place centrale dans les débats préparant les élections. Mais il faut bien saisir qu’elle est aussi indissociable d’un ensemble climatique et géopolitique complexe. La pression migratoire venue d’Afrique et du Moyen-Orient augmente pour des raisons économiques – les gens se déplacent pour essayer de trouver de meilleures conditions de vie – et à cause d’une pression climatique de plus en plus forte sur le Sahel. C’est la même chose au Moyen-Orient où des régions deviennent invivables. Toutes ces tensions servent de moteur au déplacement des populations.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *