Elèves radicalisés : ce rapport confidentiel qui embarrasse le gouvernement

Elèves radicalisés : ce rapport confidentiel qui embarrasse le gouvernement

Il est rare qu’un rapport administratif scandalise… l’institution qui l’a commandé. Tel est pourtant bien le cas du texte confidentiel rendu en décembre 2023, par huit hauts fonctionnaires, concernant la scolarisation des élèves radicalisés. “Pas à la hauteur de l’enjeu… Cela démontre, hélas, une méconnaissance de ce qu’est le processus très puissant de radicalisation”, lâche par exemple ce haut fonctionnaire très au fait du dossier.

Ce rapport confidentiel, que L’Express a pu consulter, est signé par des inspecteurs généraux de l’Education nationale, de l’Intérieur et de la Justice… dont l’ancien directeur de cabinet d’une ex-ministre d’Emmanuel Macron. Il propose d’adapter le dispositif des projets d’accueil individualisés (PAI), jusqu’ici réservé aux enfants et aux adolescents scolarisés atteints de troubles de santé, aux élèves tentés par l’idéologie djihadiste. Les auteurs se prononcent également contre le placement de ces élèves en établissements dédiés avec internat, sous prétexte que “les laisser en dehors de l’école serait contreproductif tant sur le plan éducatif et sécuritaire” et susceptible de nourrir “le risque de création d’un cluster d’individus radicalisés”. “Des problèmes de comportements des jeunes seraient également à anticiper” et “la sécurité des personnes y travaillant ne pourrait pas être garantie” est-il ajouté.

Ces conclusions sonnent comme un désaveu à l’égard du Premier ministre Gabriel Attal. Le 19 octobre, soit une semaine après l’attentat d’Arras qui avait coûté la vie au professeur Dominique Bernard, celui qui était alors ministre de l’Education nationale avait annoncé “travailler à des mesures” qui permettent de “sortir” les élèves radicalisés des établissements scolaires. Tout en affirmant “croire profondément au rôle de l’éducation pour faire reculer la radicalisation”, l’hôte de la Rue de Grenelle avait reconnu que “dans certaines situations, le niveau d’embrigadement dans la famille, et parfois d’associations qui gravitent autour, est tel qu’on ne se bat pas à armes égales”.

L’enjeu est de taille puisque plus de 500 élèves seraient aujourd’hui entrés dans des processus de radicalisation. Et environ 160 d’entre eux seraient classés dans ce que les spécialistes appellent le “haut du spectre” et donc considérés comme potentiellement dangereux. Certains mineurs, qui sont déjà passés à l’acte et font l’objet d’une procédure pénale, sont placés dans des centres éducatifs fermés mais d’autres – ceux dont on débat aujourd’hui – sont scolarisés dans des établissements ordinaires sans que l’équipe pédagogique n’en soit nécessairement informée.

Gestion du risque

Depuis la déclaration choc de Gabriel Attal, les mesures tardent à venir. Le 15 mars, la nouvelle ministre de l’Education nationale Nicole Belloubet a récemment reconnu le caractère d’urgence du dossier et assuré qu’elle parlerait “très rapidement” des “mesures très précises” qui seront prises. Le 26 février, elle avait affirmé qu’une prise en charge de ces élèves “dans des classes spécifiques” au sein des établissements scolaires était actuellement à l’étude. “Ces élèves risquent d’être considérés par certains camarades comme des parias ou, à l’inverse, comme des héros par d’autres qui, suivant un processus logique de rébellion propre à l’adolescence, pourraient être tentés de suivre la même voie qu’eux”, s’inquiète un spécialiste du secteur.

PAI spécialisé, centres fermés dédiés, classes spécifiques… Toutes ces pistes actuellement à l’étude font figure de casse-tête. “C’est très tendu car le dossier est explosif. On sait bien qu’il n’y a pas de solution idéale. Tout l’enjeu est d’opter pour la moins mauvaise, ce qui prend nécessairement du temps”, avance une source interne.

Pour le sénateur Laurent Lafon (Union centriste) qui, le 6 mars, a présenté le rapport de la commission d’enquête sur le signalement et le traitement des pressions, des menaces et des agressions dont les enseignants sont victimes, le placement des élèves radicalisés dans des centres dédiés est la meilleure option. “Ce n’est pas à l’établissement scolaire de s’organiser en fonction des difficultés que posent certains jeunes. Sa mission à lui est d’assurer un cadre normal d’enseignement pour tous les autres”, avance l’élu. Pour Iannis Roder, directeur de l’observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, le seul critère qui prévaut est la gestion du risque. “Regrouper des jeunes susceptibles de passer à l’acte du jour au lendemain dans de petites unités est évidemment moins dangereux que de les laisser en contact avec plusieurs centaines d’élèves et leurs professeurs”, explique le professeur d’histoire-géographie.

La diversité des profils en question rend leur prise en charge particulièrement complexe. “Il y a des gradations dans ces élèves qui sont suspectés de radicalisation”, insistait Nicole Belloubet le 15 mars. La réponse à apporter ne sera pas la même selon que l’on a affaire à un enfant qui grandit dans une famille elle-même radicalisée mais dont le comportement n’est pas considéré comme problématique ; un adolescent renfermé sur lui-même mais dont on apprend qu’il regarde des vidéos de décapitation en boucle ; ou un jeune qui profère des menaces sur les réseaux sociaux. D’où l’importance d’établir un diagnostic préalable très fin, nécessitant une analyse psychiatrique, mais aussi celle d’experts de l’islam radical rodés aux signaux inquiétants. Selon le degré de radicalisation constaté, se poserait alors la question de maintenir un élève ou non dans son établissement. “Pour ceux qui ont vraiment basculé, il sera très difficile de revenir en arrière. Il n’y a pas de demi-mesure possible. Penser que les laisser au milieu des autres élèves permettra de les sociabiliser et de tout résoudre, c’est se mettre le doigt dans l’œil”, estime Iannis Roder.

“Toute tentative est nécessairement vouée à l’échec”

Après l’attentat d’Arras, un enregistrement audio avait été retrouvé dans le téléphone du terroriste : “Oh Français, peuple de lâcheté et de mécréants. J’étais dans vos écoles des années et des années, j’ai vécu des années et des années parmi vous, gratuitement […] Vous m’avez appris ce qu’est la démocratie et les droits de l’homme, et vous m’avez poussé vers l’enfer”. Mohammed Mogouchkov était inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) depuis février 2021 et avait fait l’objet de deux signalements de la part de son établissement. Ce qui n’a pas empêché l’ancien élève du lycée Gambetta de passer à l’acte.

Pour Médéric Chapitaux, auteur de Quand l’islamisme pénètre le sport, la France disposerait déjà des outils nécessaires pour prendre en charge la centaine de mineurs inscrits au FSPRT. Cet ancien gendarme préconise, notamment, de recourir au dispositif des classes relais. “Ces unités de jour dans lesquelles collaborent des enseignants spécialisés et des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ont l’énorme avantage de permettre une prise en charge et un suivi adapté de ces jeunes tout en maintenant le lien avec le système scolaire”, explique-t-il.

Mais toutes ces pistes actuellement explorées par le gouvernement se heurtent à la question de l’acceptation des familles. “Seul le juge peut contraindre un mineur à rejoindre un centre éducatif fermé ou à se plier à une mesure éducative. Pour les autres, rien ne peut se faire sans l’accord des parents, pas même la mise en place d’un PAI dédiés aux élèves radicalisés qui est en discussion aujourd’hui”, rappelle Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Education nationale et auteur de Les Profs ont peur. Ecole et laïcité : enquête sur le grand renoncement (éd. de L’Observatoire). “A partir de là, toute tentative est nécessairement vouée à l’échec”, poursuit-il. Le débat est vif entre ceux pour qui la notion de contrainte, contraire au principe des libertés publiques, n’est pas acceptable ; et ceux pour qui l’urgence et la gravité de la situation imposent une évolution du cadre législatif. L’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet, se prononcera-t-elle en faveur de cette dernière option ? Dans leur rapport, les inspecteurs généraux de l’Education nationale, de l’Intérieur et de la Justice, confirment que “le placement du mineur radicalisé dans un établissement scolaire dédié ne peut être imposé à sa famille”. “L’évolution juridique pour rendre la contrainte possible n’a pas été expertisée par la mission, qui n’a entendu ni les parquets ni les juges des enfants sur ce scénario”, précisent-ils. Un point pourtant central du débat actuel.

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