Elsa Vidal : “Nous nous trompons sur la manière dont les dirigeants russes perçoivent le monde”

Elsa Vidal : “Nous nous trompons sur la manière dont les dirigeants russes perçoivent le monde”

Que révèle la guerre en Ukraine de notre diplomatie à l’égard de la Russie ? En premier lieu, des décennies de complaisance envers cette “grande Russie” qui aurait su conserver ses “valeurs traditionnelles” et serait un rempart pour notre souveraineté, selon Elsa Vidal, cheffe de la rédaction en langue russe de Radio France internationale (RFI). Dans La Fascination russe, parue aux éditions Robert Laffont, la journaliste dresse le constat d’une élite française prise au piège de l’image qu’elle se fait de la Russie, sans pour autant comprendre son langage et sa vision du monde.

L’Express : Pourquoi les élites françaises sont-elles particulièrement fascinées par la Russie ?

Elsa Vidal : Les élites soviétiques, puis russes, connaissent très bien les “tourments français”. Elles s’en servent pour mieux nous manipuler. Ces “tourments” sont le fruit d’une certaine lecture de notre histoire. Il y a d’abord notre obsession pour l’antiaméricanisme : nos dirigeants cherchent depuis toujours à équilibrer leurs rapports à la puissance des Etats-Unis, qu’ils perçoivent comme prédatrice et dangereuse pour notre souveraineté. Pour eux, l’objectif est de restaurer la grandeur de la France, considérée comme perdue, et ils éprouvent une certaine nostalgie de l’empire français. Or la Russie aurait réussi à préserver cette grandeur par deux fois. D’abord en préservant son empire au moment de la révolution bolchevique, puis en maintenant, sous Vladimir Poutine, une influence dans l’ex-empire soviétique.

Enfin, nous, Français, vivons dans l’ombre projetée du général de Gaulle, qui serait le dernier grand dirigeant français… Et à qui l’on fait dire tout et n’importe quoi, surtout pour justifier une alliance persistante avec la Russie. Mais on oublie trop souvent de rappeler à quel point le général de Gaulle était un allié loyal des Etats-Unis et de l’Otan, et qu’il n’était pas étranger à une politique de confrontation avec l’URSS, quand il considérait qu’elle était trop agressive et dangereuse. Le 5 septembre 1961, par exemple, lors de la crise de Berlin, ou durant la crise des missiles de Cuba, en 1962, lorsqu’il avait dénoncé l’escalade provoquée par l’Union soviétique.

Ces élites sont-elles plutôt de gauche ou de droite ?

Elles se trouvent dans les deux camps, mais recourent à des narratifs différents. L’évocation de la Russie comme un “contre-modèle” face aux Etats-Unis se retrouve à gauche et chez les souverainistes. Ils favorisent la recherche d’une solution négociée, due à l’héritage communiste en France et des grandes campagnes appelant au pacifisme de l’URSS, pendant la guerre froide. A droite, la référence à l’ordre et à l’autorité, via l’homme fort, et à la préservation des traditions, est couramment utilisée.

Par-delà ces clivages idéologiques, nous sommes encore prisonniers de l’héritage intellectuel et politique de la conférence de Yalta, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, qui scella la victoire des Alliés occidentaux, mais valida aussi l’existence de zones d’influence, et abandonna les pays d’Europe centrale à l’Union soviétique. Et jamais on ne reviendra sur la question des sphères d’influence.

Aujourd’hui, quatre-vingts ans nous séparent de Yalta. Nous avons désormais la distance nécessaire et émotionnelle pour questionner ces fondements de notre politique étrangère à l’égard de la Russie face aux défis du monde actuel. Il faudrait pour cela redéfinir l’intérêt national de la France et le rôle qu’elle veut jouer dans le monde.

Cette réflexion a-t-elle été relancée depuis le début de la guerre en Ukraine, en 2022 ?

Je pense que cette réflexion a toujours existé. Mais, jusqu’à récemment, elle s’était toujours faite au bénéfice de ceux qui pensaient que le compromis et la négociation étaient les premiers outils dont nous disposions. Or les conséquences des négociations avec la Russie étaient toujours des pertes territoriales pour les Etats agressés, mais nous considérions que c’était à ce prix-là que nous voulions garantir notre sécurité et contenir l’impérialisme russe.

Aujourd’hui, la remise en question de ce dogme est acceptée, même si nous ne sommes pas encore au point de penser que notre intérêt national réside dans la sécurité de nos voisins immédiats, c’est-à-dire les pays d’Europe centrale et de l’Est. Mais c’est aussi le régime russe qui nous a encouragés à cette remise en question. Dans les négociations pour l’élargissement de l’UE et de l’Otan, nous avons toujours fait le choix de privilégier des alliances ou des accords spécifiques avec la Russie pour qu’elle ne se sente pas “secondarisée”. Or nous nous trompons beaucoup sur la manière dont les dirigeants russes perçoivent le monde. Nous avons une approche pacifiée de la politique, qui n’est pas celle des Russes.

Sommes-nous désormais plus à l’écoute des pays d’Europe centrale et de l’Est ?

Oui, et j’espère que ça durera. Mais ce que l’on ne fait pas encore assez, c’est un travail d’élaboration collective sur ce que devrait être la sortie de crise en Ukraine, la conception de notre future sécurité et la place de la Russie dans celle-ci. Mais cette réflexion n’a pas encore lieu, tout simplement parce que nous sommes happés par la course des événements et une forme d’accélération de l’Histoire que l’on ne contrôle pas.

Quels effets ont eu les mots d’Emmanuel Macron sur la possibilité d’envoyer des militaires français sur le sol ukrainien, et la polémique qui s’est ensuivie ?

Ce qui en ressort le plus est le caractère hétérogène de ce que chacun des 27 pays de l’Union européenne est prêt à investir dans la lutte contre l’agression russe. Emmanuel Macron a en quelque sorte forcé ce débat et tente de reprendre le leadership en Europe que la France avait perdu vis-à-vis de ses alliés européens, étant donné qu’elle était considérée comme le pays qui avait voulu maintenir le plus longtemps un dialogue avec la Russie.

Est-ce que ce débat va aboutir ? Je ne le sais pas, mais il a parlé à un certain nombre de ces pays européens qui, jusque-là, pouvaient se sentir négligés par rapport à l’aide qu’ils apportent à l’Ukraine, comme les pays Baltes ou la Pologne. Ce débat répond à une question pour l’avenir, mais ne répond pas à l’urgence de très court terme : livrer à l’Ukraine ce à quoi nous nous sommes engagés en termes d’armement. Et pour le moment, nous sommes en retard. Nous devons accélérer la cadence, car nous sommes pressés à la fois par la progression de l’armée russe sur le territoire ukrainien et par les échéances électorales aux Etats-Unis et en Europe.

Comment élaborer une sécurité européenne, alors que l’extrême droite et le populisme montent en Europe ?

En cas de victoire des droites extrêmes ou populistes aux élections européennes, nous serons confrontés à une hausse des demandes d’inflexion de notre politique étrangère. Cela accroîtrait les tensions au sein de nos sociétés. La première urgence est donc là : ne pas laisser gagner l’extrême droite.

A l’extérieur, il est primordial de donner à l’Ukraine le temps de tenir. Une éventuelle victoire des populismes sera décuplée s’il y a une défaite sur le terrain. Il y a toujours un effet catalyseur des victoires et des défaites.

Comment les Russes perçoivent-ils notre diplomatie ?

Les dirigeants russes connaissent nos faiblesses, mais méconnaissent nos cultures politiques, comme nous méconnaissons la culture politique russe. Nos termes, généralement très mesurés, ont le plus souvent été compris comme un feu vert pour leurs actes, plutôt que de les pousser vers des solutions négociées.

Or, depuis le 24 février 2022, ce n’est plus le cas : les Russes sont confrontés à une réaction qu’ils n’avaient pas du tout anticipée. Ils avaient certes préparé leur système à des sanctions, mais n’avaient pas anticipé une aide militaire et une réaction politique de cette nature.

En 2008, au sommet de l’Otan de Bucarest, alors que les Occidentaux avaient déclaré que la Géorgie et l’Ukraine avaient vocation à intégrer l’alliance mais refusé de lancer le plan d’action en vue de l’adhésion de ces deux pays, nous n’avons pas donné de signal de volonté d’apaisement avec la Russie, comme nous le souhaitions. Au contraire, nous lui avons envoyé le message qu’il lui restait une petite fenêtre de temps si elle voulait occuper la Géorgie et l’Ukraine. Et nous avons répété cette position l’année dernière, au sommet de Vilnius, sans nous rendre compte que, pour les dirigeants russes, le message était clair : s’ils veulent s’emparer de l’Ukraine, il faut agir maintenant. Nous avons vraiment du mal à anticiper les conséquences pratiques de nos paroles sur leurs décisions.

Que se passera-t-il si la Russie parvient à s’emparer de l’Ukraine ?

Depuis trente ans, les différentes guerres lancées par la Russie ont débouché sur des prises de contrôle des territoires en Géorgie, en Moldavie et en Ukraine. Si nous appliquons la même politique que ces trente dernières années, alors elle produira les mêmes effets. Les agressions se poursuivront, tout simplement parce qu’elles permettent au régime d’atteindre ses objectifs.

L’autre risque est celui de la multiplication des conflits aux frontières de l’Union européenne. Des Etats membres de l’UE et de l’Otan peuvent se sentir en trop grande insécurité à cause de leur proximité avec la Russie, et être tentés d’assurer leur sécurité eux-mêmes, au point que ça puisse déboucher sur d’autres conflits. Il pourrait y avoir des conflits localisés, des déstabilisations avec la Pologne, avec les pays Baltes ou avec les pays scandinaves. La Moldavie est une cible privilégiée, potentiellement par des déstabilisations en Transnistrie et dans la région gagaouze. Ces conflits, dits “gelés”, dont on cherche à éviter qu’ils ne se réchauffent, peuvent être empêchés par la dissuasion stratégique, en étant plus ferme.

Une escalade est donc prévisible ?

Il est très sain de craindre cette montée en tension avec la Russie, que ce soit dans le langage diplomatique ou, concrètement, sur le terrain. Mais il faut se rassurer : nous sommes encore très loin d’une déclaration de guerre. Les relations diplomatiques entre la France et la Russie ne sont pas rompues, des visas sont toujours délivrés, les Français peuvent aller en Russie, et inversement… Il y a encore énormément de stades à parcourir avant même d’entrer dans une situation très dégradée.

En revanche, nous pouvons commencer à parler en des termes plus fermes et moins conciliants, en ne s’interdisant l’utilisation d’aucun instrument diplomatique, notamment une présence sur le territoire ukrainien pour renforcer notre aide à l’Ukraine. Que ce soit dans le domaine du déminage, de la cybersécurité, de la reconstruction, de l’aide aux blessés, ou encore par l’installation d’usines de production de matériel sur place, tout comme l’Iran installe des chaînes de production de [drones] Shahed en Russie, par exemple.

Est-ce qu’un jour, selon vous, la Russie pourra être capable de négocier ?

Oui, il y a d’ailleurs eu une période de libertés dans les années 1990, mais elle s’est très vite terminée lorsque le régime a mis en place un mode de gouvernance prédateur et corrompu. Je suis fermement hostile à l’idée que la Russie restera toujours un pays autoritaire et guerrier. La France a longtemps été une monarchie, puis elle a cessé de l’être, et elle est devenue une république. Mais cela a pris des siècles. Je pense qu’il y a plusieurs destins possibles pour la Russie. Si nous sommes partisans d’une Europe “de l’Atlantique à l’Oural”, avec l’envie de créer une puissance européenne capable de défendre ses intérêts vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine, alors notre intérêt serait d’être en alliance avec une Russie stable. Et, cela, qu’est ce qui peut nous l’apporter mieux qu’une Russie démocratique ?

Fait-on assez pour aider l’opposition russe ?

Non. Sur l’accueil de l’opposition russe en exil, la France n’est pas la meilleure. Nous pourrions réellement mettre l’accent sur cette aide, et surtout sur l’aide aux Russes qui cherchent à quitter leur pays, parce que Vladimir Poutine et les autres dirigeants russes sont face à une population qui n’a pas eu la possibilité de partir et qui n’a pas d’alliés face au régime. Il y a des partisans de la guerre, mais aussi une grande majorité qui préfère éviter de se prononcer, à qui il faut envoyer un message d’espoir et de soutien.

En même temps, la mort d’Alexeï Navalny a réveillé une frange de la population, qui utilise un terme rare en politique en Russie : “nous”. Ce terme est inédit dans une société russe très cloisonnée, où la solidarité existe mais dans des réseaux personnels. Ce “nous” qui a fait irruption en politique exprime en partie les aspirations libérales d’une partie de la population, contre l’impérialisme et demandeuse de rapports sains entre les citoyens et l’Etat.

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