En Crimée, dix ans d’annexion : de paradis balnéaire à base arrière de l’armée russe

En Crimée, dix ans d’annexion : de paradis balnéaire à base arrière de l’armée russe

Coucher du soleil sur les calanques, vignes à flanc de montagne, hôtel de luxe à 500 euros la nuit… Dans une vidéo sur YouTube, Bogdan Boulychev raconte comment il a atteint son “rêve”, la Crimée, après un road trip de trois jours un peu spécial. Le blogueur russe traverse d’abord Marioupol, rasée par les Russes en 2022, mais qu’il trouve “pleine de vie”. Puis, avec ses trois enfants, il s’extasie sur l’état des routes et la rapidité avec laquelle la famille franchit les checkpoints gardés par des soldats flanqués d’un Z, avant de rejoindre sa destination de carte postale.

Annexée par Moscou il y a dix ans lors d’un référendum encadré par 20 000 soldats russes sans insignes, la péninsule montagneuse, aussi grande que la Bretagne, se veut une vitrine de modernité, un trophée pour Vladimir Poutine. Mais ce que les relais de la propagande du Kremlin comme Bogdan ne disent pas, c’est que la région balnéaire est devenue depuis 2022 vulnérable aux ripostes ukrainiennes. En passant par Marioupol, Bogdan évite soigneusement le pont de 18 kilomètres au-dessus du détroit de Kertch, inauguré en 2018 par le président russe. Symbole de l’annexion, l’ouvrage à 4 milliards d’euros reliant la Crimée au continent russe a été touché en octobre 2022 puis à l’été 2023 par des tirs ukrainiens. Les forces de Kiev ont par ailleurs réussi à fragiliser les Russes en lançant 184 attaques l’an dernier contre la péninsule. Les frappes, via des drones ou des missiles, ont notamment détruit plusieurs navires et un sous-marin, qui mouillaient dans des ports stratégiques en mer Noire.

Centres médicaux réquisitionnés pour l’armée

En conséquence, “après le 24 février 2022, le tourisme en Crimée, sur lesquels les Russes avaient mis l’accent, s’est effondré : l’aéroport de Simferopol ne fonctionne pas, le pont de Kertch n’est pas fiable et les sanatoriums sont utilisés pour soigner les soldats russes blessés”, rapporte Ievgeniy Iaroshenko, de l’association criméenne Krym SOS, basée à Kiev. De destination touristique, la Crimée s’est transformée en base arrière pour l’invasion. Selon l’ONG, sept centres médicaux ont été réquisitionnés. Et le pont de Kertch comme la nouvelle autoroute Kertch-Sébastopol servent à acheminer l’équipement militaire vers le front de Kherson. “Tous les projets d’infrastructures réalisés par les Russes ces dix dernières années servent sa machine de guerre”, s’insurge Tamila Tasheva, représentante permanente de la présidence ukrainienne auprès de la République autonome de Crimée, en exil à Kiev.

Pour appuyer cette stratégie, Moscou mène une politique de remplacement massif de la population. “Un habitant sur trois n’habitait pas sur place avant 2014”, précise Ievgeniy Iaroshenko, qui rappelle que le transfert forcé de population constitue un crime de guerre. Moscou aurait ainsi installé entre 500 000 et 800 000 de ses citoyens – dont de nombreux militaires et leurs familles. En 2014, la péninsule comptait 2,3 millions d’habitants. Près de 100 000 ont fui les persécutions entre 2014 et 2022 et environ 100 000 autres sont partis après le 24 février 2022, pour éviter notamment d’être mobilisés dans l’armée russe.

“Il y a de plus en plus de visages inconnus et des militaires partout”, décrit, depuis Kiev, Amina, une trentenaire issue de la minorité tatare de Crimée, qui s’est réfugiée à Kiev en 2014. “Je suis la quatrième génération contrainte à l’exil par les Russes”, soupire-t-elle. En 1944, Staline déporte vers l’Asie centrale jusqu’à 400 000 Tatars, dont les arrières grands-parents et la grand-mère d’Amina. Ses parents retournent dans leur village à la chute de l’URSS. Contrairement à Amina, ils sont restés après l’annexion sur “leurs terres historiques” malgré la sévère répression envers les 300 000 Tatars de Crimée. “En 2015, ils ont été obligés de prendre des passeports russes pour ne pas perdre le droit à la propriété”, regrette Amina. Près de 700 personnes ont été poursuivies pour “discrédit de l’armée russe” depuis le début de l’invasion, parfois pour un simple post sur Facebook. Les perquisitions et arrestations dans la communauté tatare sont régulières, si bien que certains opposants dorment habillés, craignant d’être réveillés à l’aube par le FSB russe, comme le racontait dans Newsweek la journaliste et activiste Loutfiye Zoudiyeva. Avant d’être elle-même arrêtée.

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