Fermeture de l’usine LU-Belin : comment la gauche et le RN se disputent les ouvriers

Fermeture de l’usine LU-Belin : comment la gauche et le RN se disputent les ouvriers

Le printemps est arrivé, mais il fait encore froid. Le soleil pénètre timidement la véranda du café des Sports. Il est 14 heures, en cette fin mars, à Château-Thierry (Aisne), et la ville de 15 000 habitants semble assoupie. Derrière le comptoir, la gérante du bistro s’active, range les vestiges du déjeuner. Voilà dix-sept ans qu’elle tient cet établissement situé à une centaine de mètres de l’usine LU-Belin, et qu’elle voit débarquer tous les midis les ouvriers pour commander un plat du jour, remplir une grille de Loto. Les gars de l’usine sont un peu chez eux ici. Le café sert aussi de QG aux réunions syndicales, de repaire pour boire un verre après la journée de travail. Bien sûr, auparavant, ils étaient plus nombreux, près de 300 il y a vingt ans. Mais il y a eu les plans sociaux, les rachats, par Danone, par la société américaine Kraft Foods, et enfin par la multinationale américaine Mondelez. Petit à petit, les effectifs ont été réduits, les CDI supprimés, ils ne sont plus qu’une soixantaine aujourd’hui. Pour les habitants de la ville, pourtant, l’usine, qui fabrique les biscuits Pépito, restait une entreprise indéboulonnable, presque centenaire, une part de leur patrimoine.

Jusqu’à ce 31 janvier 2024. Un matin comme un autre. Un poil plus gai, même. La veille, les salariés de LU ont reçu un message de félicitations de la part de Mondelez, les informant des chiffres record de cette année 2023, avec plus de 5 millions de bénéfices. C’est dire leur incompréhension lorsqu’ils voient débarquer le directeur industriel du site. “Je viens vous informer de notre intention de fermer l’usine, à horizon fin 2025.” Coup de massue. Les raisons invoquées, vétusté des lieux, manque de rentabilité et flambée des coûts de production, laissent les ouvriers perplexes. On leur détaille le calendrier : une cessation progressive des activités jusqu’à l’arrêt complet, la relocalisation d’une partie de la production en République tchèque, le reste en Pays de la Loire. Déménager ? Pour beaucoup, c’est inenvisageable. Certains viennent tout juste de prendre un crédit, d’investir dans l’immobilier, trois couples travaillent ensemble à l’usine. Trouver un repreneur ? Oui, il reste peut-être un espoir. Mais cette annonce, c’est aussi celle d’une lutte à venir, et les salariés n’y sont pas préparés. Il leur faut apprendre sur le tas. Les élus syndicaux se mobilisent, ceux de la CFDT et de la CFE-CGC.

Le RN pose la question dans l’hémicyle

S’organiser, d’abord, trouver des relais, surtout. Très vite, le député du coin s’intéresse à l’affaire. Il s’appelle Jocelyn Dessigny, est élu du Rassemblement national. Le parti d’extrême droite à la cote dans l’Aisne. Au second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen a récolté près de 60 % des suffrages. Aux élections législatives de juin 2022, 3 des 5 députés élus étaient issus des rangs du RN. A Château-Thierry, c’est un peu différent. Au mois de juin 2022, les habitants de la commune ont préféré le candidat de La France insoumise (55 % des voix) à Jocelyn Dessigny, et Jean-Luc Mélenchon (27,08 %) à Marine Le Pen (24,9 %) au premier tour de l’élection présidentielle. Ici, on croit encore en la gauche, en sa capacité à se mobiliser pour les ouvriers. Mais le RN est là aussi, et le député en est, alors on fait avec.

Début février, on reçoit donc Jocelyn Dessigny à l’usine. Il prend le temps de se déplacer, d’écouter, semble comprendre. “Notre seul moyen de pression, c’est de faire parler de Mondelez, et tous les relais sont bons”, insiste David Romedenne, élu CFDT. Deux jours plus tard, à l’Assemblée nationale, le député frontiste se fait le porte-voix des ouvriers et interpelle Bruno Le Maire sur le sujet lors des questions au gouvernement. “Quand le groupe américain Mondelez annonce la fermeture d’une usine à Château-Thierry, c’est tout le département de l’Aisne qui souffre, déclame le parlementaire. De l’Assemblée nationale au Sénat vous avancez fier, nez au vent pour vanter vos mérites sur la réindustrialisation, mais la réalité éclate sous nos yeux : les Pépito créés à Château-Thierry seront désormais fabriqués en République tchèque. Comment comptez-vous concrètement œuvrer pour sauver ces emplois ?”

Le PS se réveille

Devant son écran de télévision, à Château-Thierry, Amine Abdelmadjid manque de s’étouffer. Conseiller municipal PS et enfant de la ville, il sait à quel point le sujet de l’usine Belin remue la mémoire collective des habitants. “Je me suis dit que si on n’intervenait pas à ce moment-là, on laissait comme seule réponse au désespoir des gens du territoire la déception de la Macronie ou l’espoir naissant du RN.” Le soir même, au conseil communautaire de Lens, il s’emporte un peu. “On est toujours le PS, ou pas ? C’est notre responsabilité de faire exister un discours de gauche, sinon, ça ne sert plus à rien, et je rends ma carte.” Ouf. Le parti se saisit du sujet, active ses réseaux. Le député de gauche voisin, Jean-Louis Bricout, s’implique dans les négociations, contacte Business France. Les salariés sont reçus à l’Assemblée nationale, au Sénat, au ministère aussi, où ils s’entretiennent avec le chef de cabinet de Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’industrie.

Le 16 février, la gauche et l’extrême droite défilent ensemble dans les rues de la ville aux côtés des salariés. A l’usine, rien n’est à l’arrêt. La production continue, tandis que les négociations débutent. Les propositions de Mondelez ne leur conviennent pas, mais ils tiennent à faire bonne figure. Il ne s’agit pas, non plus, de décourager un potentiel repreneur. Même si, dans la ville, les rumeurs vont déjà bon train. Il paraît qu’on sait déjà ce que deviendront les locaux une fois la fermeture effective. On en discute à la pause clope. Personne ne veut vraiment y croire. Les discussions avec les élus de tous bords se poursuivent. Jocelyn Dessigny les informe des réunions qui se tiennent à la sous-préfecture, mais aucun cadre national du parti ne fait le déplacement. Le 20 mars, des représentants nationaux du PS, dont le député des Landes Boris Vallaud, viennent à leur rencontre. Ce dernier prévient les patrons : “Vous savez qu’un plan social en ce moment, c’est du pétrole pour l’extrême droite ?” Silence gêné.

“On sait bien que les élus nous utilisent”

Les salariés ne sont pas dupes. “On est en période électorale, on sait bien que les élus, toutes sensibilités confondues, nous utilisent, on ne peut rien faire contre la récupération politique, alors autant que ça nous serve”, confie Eric, représentant syndical. Petite victoire : le délai de recherche pour trouver un repreneur est allongé à six mois. La prochaine réunion de négociation aura lieu le 17 avril ; selon l’issue, on envisage un durcissement du ton du côté des salariés, où les nerfs commencent à être éprouvés. Les annonces se succèdent et charrient leur lot d’émotion. Depuis février, les ouvriers de Mondelez sont devenus le centre de l’attention, assaillis par la presse, tiraillés entre des dizaines d’interlocuteurs et objet d’une bataille qui les dépasse. Celle entre la gauche et l’extrême droite, qui se disputent la représentation ouvrière. Eux espèrent encore seulement conserver leur emploi ou partir, simplement, dans les meilleures conditions.

Sur le pont Gustave-Belin qui jouxte le grand bâtiment jaune et bleu aux fenêtres de bois vieillissante, une banderole à moitié décrochée bringuebale au gré du vent. On y lit : “94 ans réduits au silence, non à la fermeture de l’usine”. On l’aperçoit presque depuis le café des Sports, où la patronne a eu le temps d’en voir, des ouvriers de Château-Thierry laissés sur le carreau. Elle espère simplement que ceux-là ne viendront pas grossir les rangs, parce que tous les habitants partagent aujourd’hui le même constat : “Vous savez, il n’y a plus de travail à Château-Thierry.”

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