Gabriel Weimann : “Le Hamas est bien plus efficace que la Russie en matière de guerre psychologique”

Gabriel Weimann : “Le Hamas est bien plus efficace que la Russie en matière de guerre psychologique”

Il est de coutume d’analyser les guerres au prisme des victimes civiles, des dégâts matériels et des pertes militaires qu’elles engendrent. Mais selon Gabriel Weimann, professeur émérite de communication à l’Université de Haïfa et auteur d’un ouvrage intitulé Terrorism in Cyberspace, la guerre à Gaza se joue également sur le front psychologique.

Dans une étude intitulée “Coping with Hamas’s Psychological Warfare during the Gaza War” (Faire face à la guerre psychologique du Hamas pendant la guerre à Gaza ; Taylor and Francis) qu’il cosigne avec sa fille, la psychologue sociale Dana Weimann-Saks, le professeur décrit une stratégie minutieusement orchestrée en vue d’atteindre la société israélienne sur le plan moral. Mais si le Hamas, en tant que groupe terroriste, part avec un avantage sur Israël (soumis à plus de contraintes en tant qu’Etat démocratique), la réponse de l’Etat hébreu se révèle efficace, juge Gabriel Weimann auprès de L’Express. Dans les conflits à venir, prévient-il, “la guerre psychologique jouera certainement un rôle essentiel”. Notamment avec l’émergence de l’intelligence artificielle. Entretien.

L’Express : Selon vous, l’attaque du 7 octobre n’a pas seulement marqué le point de départ d’une guerre “physique”, mais aussi d’une “guerre psychologique” rigoureusement planifiée à l’avance…

Gabriel Weimann : Absolument. Le Hamas a investi le front psychologique dès le début de l’attaque du 7 octobre. L’objectif : briser l’ennemi sur le plan moral, nuire à la cohésion de sa société et saper sa résilience. Le tout grâce à un plan élaboré en amont. Le 6 octobre vers minuit, les services de renseignement israéliens ont remarqué que des centaines d’agents terroristes ont activé des cartes SIM localisées en Israël.

Les otages sont l’un des rouages essentiels de la guerre psychologique menée par le Hamas

Le but de l’opération était de pouvoir accéder le moment venu aux réseaux sociaux israéliens pour diffuser les images de la traque, des meurtres, et des enlèvements qu’ils filmeraient avec leurs caméras frontales lors de l’attaque, ainsi que de pouvoir envoyer leurs vidéos à la direction du Hamas à Gaza. Des communications téléphoniques interceptées montrent d’ailleurs que l’opération était millimétrée au point que les leaders du Hamas pressaient les combattants lorsque les vidéos n’étaient pas envoyées assez rapidement ! C’était le début d’une véritable guerre psychologique, dont les otages sont l’un des rouages essentiels…

Pourquoi cela ?

La prise d’otages n’était pas seulement destinée à de futures négociations avec les autorités israéliennes, mais aussi à faire pression, dans le cadre de cette guerre psychologique, sur les trois cibles prioritaires du Hamas. D’abord, la société israélienne – qu’elle se sente menacée, qu’elle perde confiance en ses dirigeants. Ensuite, l’armée – que les soldats hésitent à aller au front. Et enfin, les politiciens – qu’ils soient divisés entre eux et pâtissent de la défiance de leur peuple et leurs soldats. Le but : semer le chaos et le doute. Bref, diviser pour mieux régner.

Le Hamas a par exemple publié une vidéo en décembre montrant trois otages disant : “Nous sommes la génération qui a construit le pays, nous avons participé à la construction de l’armée, et je ne comprends pas pourquoi nous sommes ici. Nous n’avons pas besoin d’être victimes des bombardements de l’armée de l’air”. Un mois plus tôt, le groupe terroriste envoyait des messages directement sur les téléphones des familles d’otages, indiquant que le gouvernement israélien avait refusé leur proposition d’échanges de prisonniers. Ils sont même allés jusqu’à créer une copie du site web du Jerusalem Post pour diffuser un faux article affirmant qu’en raison de la doctrine “Hannibal” (qui permet de risquer la vie d’un soldat pour éviter son enlèvement), le gouvernement était “opposé à 100 % à la survie des soldats capturés par l’ennemi”. La stratégie du chaos.

Est-ce une nouveauté de la part du Hamas ?

Au contraire. Le Hamas a souvent utilisé cette méthode avant le 7 octobre. En arabe, on parle de “Harb al-Azzabat”, la “guerre des nerfs”. En 2006, par exemple, le groupe avait déjà mené une campagne de cet ordre pour échanger un soldat israélien capturé, Gilad Shalit, contre des terroristes détenus par Israël. Comme aujourd’hui, le Hamas avait utilisé la société israélienne pour faire pression sur le pouvoir, en faisant apparaître Gilad Shalit dans un discours poignant qui avait été largement diffusé sur internet. Sans surprise, cela avait poussé les Israéliens à faire pression sur le gouvernement pour accepter l’accord. En conséquence, Gilad Shalit avait fini par être libéré en échange de plus d’un millier de prisonniers palestiniens.

L’expert en guerre psychologique Ron Schleifer a même écrit, concernant les affrontements entre le Hamas et Israël de 2018-2019, que le Hamas a “réussi, grâce à une combinaison habile d’émeutes de masse, de manipulation des médias et d’adaptation rapide à des circonstances changeantes, à renverser les priorités stratégiques des forces de défense israéliennes (FDI), saper le moral des Israéliens et éroder la souveraineté d’Israël dans sa région méridionale – tout cela en dissuadant Israël de lancer une opération militaire de grande envergure à Gaza”.

Qu’en est-il de l’efficacité de la guerre psychologique que mène le Hamas aujourd’hui ?

Il est difficile de l’évaluer. Ce qui est certain, c’est qu’elle a été efficace dans un premier temps. Le jour de l’attaque, des milliers d’Israéliens se sont rués sur les comptes Telegram du Hamas pour avoir des nouvelles des otages. Les exactions filmées le 7 octobre ont fait le tour des réseaux sociaux. Quant aux vidéos orchestrant la libération des otages, elles ont fini par être diffusées à la télévision israélienne. Tout ceci a évidemment eu un impact sur le moral des Israéliens. Mais à bien des égards, cette campagne peine encore à porter ses fruits. Il y a eu très peu de désertions au sein de l’armée israélienne – plus de 100 % des réservistes se sont manifestés. Et si la propagande du Hamas a évidemment accentué le traumatisme des Israéliens, cela me semble davantage dû aux attaques physiques du 7 octobre qu’au narratif diffusé par le groupe terroriste. Sans compter que la réponse apportée par les autorités israéliennes pour contrer cette campagne se révèle relativement efficace.

En quoi consiste-t-elle ?

Les autorités ont d’abord averti les Israéliens en amont (notamment les familles des otages) qu’ils seraient probablement ciblés par des communications du Hamas, comme par le passé. Or, il a été démontré que le fait de prévenir des intentions d’un message à venir génère une plus grande résistance cognitive à celui-ci (en ce que cela encourage l’esprit critique). Durant les deux premiers mois de la guerre, le porte-parole de Tsahal a ainsi répété tous les soirs à la télévision que le Hamas tenterait de répandre “la peur, la désinformation et la terreur psychologique” et qu’il faudrait éviter les “rumeurs et les informations non vérifiées”. De plus, les autorités israéliennes se sont attachées à décrire le plus concrètement possible ce qui risquait de se passer. “Les jours à venir seront caractérisés par des moments de soulagement et des moments de douleur”, a par exemple déclaré le porte-parole de Tsahal pour préparer les israéliens.

Bien sûr, il y a de la propagande des deux côtés.

Les autorités israéliennes ont aussi continuellement dépeint le Hamas comme un autre “Al-Qaïda”, des “nazis”, voire le diable, ce qui a renforcé les Israéliens dans l’idée qu’il fallait s’unir contre. Enfin, celles-ci ont également pratiqué la stratégie de “l’évitement sélectif”, soit le fait de détourner l’attention des informations désobligeantes (les autorités n’ont pas diffusé les vidéos du Hamas à la télévision, sauf lors de la libération des otages).

Israël se contente-t-il de “riposter” dans cette guerre psychologique, ou s’engage-t-il lui aussi dans une offensive semblable ?

Il y a certainement une symétrie. Les Israéliens ont par exemple largué des tracts par voie aérienne à destination des habitants de Gaza. Ils ont également ciblé les réseaux sociaux, la télévision, pour appeler les Gazaouis à cesser de soutenir le Hamas, ou même faire pression sur les dirigeants du Hamas pour qu’ils acceptent les offres israéliennes de cessez-le-feu.

Mais le Hamas a un avantage dans cette guerre : en tant qu’organisation terroriste, il n’est pas soumis aux mêmes obligations éthiques et légales (les lois de la guerre, le droit international) qu’un Etat démocratique. Bien sûr, il y a de la propagande des deux côtés, mais même si Israël peut compter sur des relais, comme des influenceurs, un Etat démocratique ne pourrait aller jusqu’à impliquer des pseudo-journalistes dans ses opérations au sol comme l’a fait le Hamas. Une analyse des 131 journalistes palestiniens tués pendant la guerre a révélé que 78 d’entre eux étaient des membres actifs ou affiliés à l’un des trois groupes terroristes de Gaza, et que certains d’entre eux étaient impliqués dans des attaques réelles contre des citoyens et des soldats israéliens.

Dans votre étude, vous soulignez que de Gengis Khan à Alexandre Le Grand en passant par la guerre de Corée, la guerre psychologique est une stratégie historique. Est-elle appelée à se développer davantage avec les réseaux sociaux ou l’intelligence artificielle ?

En tout cas, il est clair qu’elle joue un rôle central dans les deux conflits les plus médiatisés actuellement, à savoir la guerre à Gaza et celle qui se déroule en Ukraine. Si l’on considère les acteurs susceptibles d’ouvrir de nouveaux fronts ou de s’impliquer dans les conflits à venir (la Chine, l’Iran), la guerre psychologique jouera certainement un rôle essentiel. Surtout, en effet, avec l’émergence de l’IA. Les images que nous voyons de la guerre à Gaza donnent déjà un aperçu du potentiel que recouvre cette technologie. Vous vous souvenez peut-être de cette photo d’un bébé palestinien pleurant dans le chaos d’un bombardement, devenue virale au début du conflit. Elle avait été générée par une IA.

L’IA joue un rôle central dans les deux conflits les plus médiatisés actuellement, à savoir la guerre à Gaza et celle qui se déroule en Ukraine

Mais il y a aussi de l’espoir. L’IA peut également être utilisée pour contrer les fake news, notamment les deep fake. C’est grâce à une analyse basée sur l’IA qu’il a été démontré que la photo d’un père palestinien avec ses cinq enfants au milieu de décombres était en fait une fabrication !

Vous avez évoqué la guerre en Ukraine…

La Russie mène contre l’Ukraine une guerre psychologique de grande ampleur – une stratégie qui lui a souvent réussi par le passé. Mais il est désormais clair que cette campagne a échoué. Le peuple ukrainien n’a pas été brisé, ni son armée, ni ses dirigeants. Et ce, en raison d’un certain nombre d’erreurs. La Russie s’est par exemple montrée trop violente, ce qui a nui à sa crédibilité. Elle n’a pas utilisé les bons canaux de communication, et elle a subi trop de revers sur le front physique pour que cela n’ait pas d’impact pas le front psychologique. Bref, la Russie n’a pas mené cette campagne de façon professionnelle. A ce jour, le Hamas est bien plus fort et efficace que la Russie en matière de guerre psychologique.

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