Gilles Babinet : “Avec l’IA, nos autoroutes et nos parkings deviendront obsolètes”

Gilles Babinet : “Avec l’IA, nos autoroutes et nos parkings deviendront obsolètes”

Les problèmes kafkaïens ne font pas peur à l’IA. Et la crise climatique est le plus complexe casse-tête auquel l’humanité fait face aujourd’hui. Il faut analyser une quantité invraisemblable de variables, dans tous les pans de l’économie. Optimiser ce qui peut l’être. Repenser nos modes de fonctionnement. Un chantier colossal dans lequel l’intelligence artificielle peut jouer un rôle central, explique Gilles Babinet, président du Conseil national du numérique, dans son dernier livre, Green IA. L’intelligence artificielle au service du climat, paru fin mars aux éditions Odile Jacob. Entretien.

L’Express : Voilà déjà quelques années que l’IA est présentée comme un outil intéressant dans la lutte contre le changement climatique. Cela ne semble pas si simple à mettre en pratique. Qu’est-ce qui bloque ?

Gilles Babinet : L’IA est un champ de recherche ancien, mais son intégration dans les systèmes productifs ne date que de quelques années. Pour que l’intelligence artificielle fasse une différence profonde, il faut un changement de logique et d’échelle très important. Si on veut réduire l’empreinte carbone des transports, par exemple, il ne suffit pas de construire des véhicules plus efficaces. Il faut être en mesure d’inciter les citoyens à se déplacer à des heures différentes. C’est la totalité de l’expérience qui doit être transformée.

Comment l’IA peut-elle concrètement modifier les transports ?

L’IA est très douée pour gérer des centaines de variables, ce qui est précisément le défi que pose la conduite, avec la signalisation, les piétons, la météo, les autres véhicules… La conduite autonome m’a longtemps laissé sceptique. Je suis désormais convaincu qu’elle va se généraliser progressivement. Et que cela va tout changer.

Si vous avez des services d’autopartage capables d’envoyer un véhicule à l’adresse et l’heure voulues, qui se gare lui-même ou repart lorsque vous en sortez, vous rendez la voiture et le parking individuels contraignants, en plus d’être coûteux. Cela ouvre aussi la voie à de nouveaux transports semi-collectifs, par exemple des taxis ou des minibus autonomes accueillant de six à dix personnes, qui simplifieraient les déplacements dans les zones périurbaines ou les bourgs. Les véhicules autonomes n’ont, par ailleurs, pas besoin d’être espacés de 70 mètres sur autoroute pour se suivre en toute sécurité ; 60 centimètres peuvent suffire, car ils réagissent en quelques millisecondes. Tout cela mettra fin aux embouteillages. Et bon nombre de nos autoroutes et de nos parkings deviendront obsolètes.

Décroissantistes, technos solutionnistes… Dans votre livre, vous affirmez que l’un comme l’autre de ces courants se trompent, pourquoi ?

Des technos solutionnistes, en France, je n’en vois pas beaucoup… Il en faudrait peut-être un peu plus ! [Rires.] Les décroissantistes, en revanche, prennent dans notre pays une place de plus en plus importante. Le problème, c’est qu’il ne faut pas avoir une vision binaire. Le plus intéressant chez les décroissantistes, c’est leur capacité à envisager de changer radicalement notre manière de vivre, d’inventer de nouveaux usages pour réduire notre empreinte carbone. Ils ont raison d’encourager cela. Il faudra le faire. En revanche, ils ont tort de juger que la technologie est, par essence, opposée aux travailleurs. Les technos solutionnistes, quant à eux, ont raison de penser qu’il y a énormément de gains de productivité à réaliser grâce à la technologie. Leur tort est de refuser de faire évoluer certains de leurs usages. Aux Etats-Unis, les citoyens accrochés à l’American way of life et à leur grosse voiture qui pensent que la technologie va tout résoudre font une erreur. Si on fait la synthèse de ces deux courants en ne gardant que le meilleur – la productivité et les nouveaux usages -, on peut décarboner très rapidement. Si l’on s’enferme dans l’un ou l’autre, on ne réglera pas la crise climatique.

Comment le rapport de la gauche au progrès technologique a-t-il évolué ?

Le livre de François Ruffin Leur progrès et le nôtre est intéressant, mais je ne partage pas son postulat de départ, qui est de dire que la technologie s’oppose structurellement aux travailleurs. Pendant les décennies d’expansion qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les gains de productivité ont été équitablement répartis entre capital et travail. C’est avoir la mémoire courte que d’oublier cela et de penser que la technologie est par nature aliénante. Tant que la gauche ne dépassera pas ce parti pris, elle ne formulera pas de propositions modernes. Le vrai sujet, c’est la réappropriation des gains de productivité, qui n’ont, certes, pas été significatifs ces dernières années, mais qui vont le devenir avec l’IA.

Et celui de la droite ?

Aux Etats-Unis, la droite MAGA (“Make America Great Again”) est incapable de penser des projets d’avenir. En France, la droite devient antiglobalisation. Il y a une méprise monumentale sur les grandes leçons de l’économie, la spécialisation des nations. Le monde politique ne perçoit pas le nouveau paradigme que la technologie a fait naître. Bien sûr, ces sujets complexes ne sont pas les plus simples à porter dans un cadre électoral. Mais cela me fait penser à cette prestation télévisée de Valéry Giscard d’Estaing, en 1972, exposant de manière brillante la thèse des décroissantistes. Il explique qu’il n’est pas d’accord avec celle-ci, sans la rabaisser. Et il l’analyse avec une grande clarté. Ce sont des leçons de choses qu’on n’est plus capable de faire aujourd’hui.

Faut-il repenser l’imaginaire du progrès ?

Le progrès, non, car le progrès désigne précisément les bienfaits de la technologie au bénéfice de tous. Mais il faut repenser ce qu’on appelle l’innovation. TikTok, est-ce du progrès ? C’est sujet à débat. En économiste libéral, j’appellerai cela la gestion des externalités. Si je créé un service populaire mais qui intoxique les gamins et leur prends des années d’attention, cela pose un problème. Je n’aime pas le contrôle excessif, mais lorsque le marché crée des externalités négatives, il faut les voir. La spécialisation des nations, c’est très bien. Le marché, c’est efficace. Mais on doit faire cela au service du bien commun. Et quand des externalités négatives se manifestent, il faut les contrôler.

La France, écrivez-vous, a une belle opportunité à saisir dans l’IA environnementale. Pourquoi cela ?

La France est un géant de l’environnement et de l’énergie décarbonée qui s’ignore. Nous avons des leaders mondiaux de l’électricité à tous les niveaux : la production avec EDF et Engie, la distribution avec Sonepar et Rexel, la fabrication avec Schneider et Legrand. La population est très sensibilisée à la question climatique. D’ailleurs, notre stratégie de décarbonation est plutôt bonne, quoi qu’en disent les Soulèvements de la Terre. Il y a également un tissu dynamique de start-up tricolores dans le domaine environnemental. Enfin, la France est un pays colbertiste. Ce qui a ses inconvénients, mais constitue un avantage décisif lorsque l’on cherche à avoir un impact à l’échelle d’un pays.

Les acteurs de l’IA se saisissent-ils avec vigueur de la question climatique ?

Tous les capitaux risqueurs vous le diront, il y a un intérêt marqué pour les technologies à impact. Les fonds spécialisés dans le développement durable ont fleuri. Les récits, eux-mêmes, ont changé. Le startupper qui bouscule les règles sans se préoccuper des conséquences n’est plus le modèle à suivre. Aujourd’hui, surtout en France, c’est celui de l’entrepreneur responsable qui développe des technologies à impact positif.

Le secteur agricole est un domino clef dans la transition climatique. Quel rôle l’IA peut jouer ici ?

L’agriculture paramétrique dopée à l’IA est une révolution verte. Elle nécessite de changer radicalement les pratiques. Mais elle permet d’augmenter fortement la productivité, tout en réduisant massivement le besoin d’intrants [NDLR : engrais, pesticides, etc.], qui alourdissent beaucoup l’empreinte de gaz à effet de serre du secteur. On pense souvent, à tort, que l’agriculture a atteint son optimum. Mais si l’on regarde à l’étranger, on voit qu’on est loin d’avoir une productivité si élevée. Les Pays-Bas sont le deuxième exportateur agricole mondial. Certes, beaucoup de cultures là-bas sont sous serre, mais quand on voit la taille du pays, comparée à celle de la France, cela devrait nous interpeller.

Et dans les chaînes d’approvisionnement mondiales ?

Les supply chains sont au cœur du système productif de demain et de sa mutation vers un modèle plus résilient. Le Covid et la guerre en Ukraine ont souligné leur importance. La beauté de l’IA, c’est qu’elle gère avec brio les injonctions contradictoires : je ne veux pas payer cher, je veux que ça aille vite, je veux des stocks tampons mais pas trop, je veux réduire mon empreinte carbone… Des équations quasi insolubles. Mais l’IA trouve comment aider simultanément l’actionnaire et la planète. Elle révèle le chemin étroit qui sert ces deux parties à la fois.

L’empreinte carbone du numérique et de l’IA est-elle un problème, ou risque-t-elle de le devenir ?

Il y a beaucoup de désinformation sur l’empreinte carbone de l’IA et du numérique. L’IA sera partout demain. Il faut donc évidemment que nous maîtrisions son impact environnemental. Mais, pour qu’elle se répande, elle n’aura justement d’autre choix que de devenir très efficiente. Il se passera dans l’IA ce qu’il s’est passé avec les ordinateurs : leur fonctionnement a été radicalement optimisé, et leur consommation a dégringolé. Celle des grands modèles de langage est déjà en train de chuter de manière vertigineuse. Le dernier LLM d’Anthropic, Claude 3, a réduit sa consommation d’un facteur 50. Je suis persuadé qu’à terme des grands modèles de langage tourneront sur smartphone, avec 3 watts d’énergie. Ce qui revient à dire que le problème de leur consommation aura été réglé.

L’IA sur mobile ouvre de vastes perspectives. Qui sont ces “compagnons IA” que nous aurons tous demain ?

C’est la transformation la plus spectaculaire que va amener l’IA : à moyen terme, nous pourrons demander à peu près tout et n’importe quoi à notre smartphone : vous voulez prendre un rendez-vous avec un ORL, il se chargera lui-même de trouver un spécialiste de ce type ayant un créneau à des heures où vous êtes libre, dans un périmètre qui vous convient ; trouver un meilleur trajet, il proposera un parcours vous permettant d’être à l’heure à votre réunion tout en évitant les rames bondées. La phase d’après, c’est lorsque le système deviendra transactionnel et se chargera directement de réserver des billets de train ou une chambre d’hôtel, de modifier nos réunions… Mais pour cela il faudra maîtriser les risques d’hallucinations des IA.

Des méthodes, comme la génération augmentée de récupération (“RAG” en anglais) semblent une médecine efficace contre les hallucinations. Mais pourra-t-on jamais guérir complètement les IA de ce mal ?

Les IA sont un peu mythomanes, mais diverses méthodes permettent de réduire ces hallucinations. La vraie question, c’est le degré d’acceptation. Pour des systèmes critiques, l’erreur n’est pas permise. Mais pour des actions plus banales, comme la planification de réunions, cela viendra car les risques seront modérés et les bénéfices importants.

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