Gilles Yabi : “La jeunesse sénégalaise souhaite une rupture nette avec l’héritage colonial”

Gilles Yabi : “La jeunesse sénégalaise souhaite une rupture nette avec l’héritage colonial”

Il y a encore quelques semaines, la démocratie sénégalaise vacillait. Le report de l’élection présidentielle par le président Macky Sall semait le doute sur la tenue même du scrutin, et les soulèvements de la rue signifiaient l’ampleur du refus de la société civile de voir Sall embarquer pour un troisième mandat. Une décision du Conseil constitutionnel invalidant le report a éteint la crise politique mais n’a pas suffi à calmer le mécontentement des Sénégalais.

Le résultat du premier tour du dimanche 24 mars le confirme. Le candidat du pouvoir, Amadou Ba, a reconnu la victoire de Bassirou Diomaye Faye, du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef). Libéré de prison par une loi d’amnistie le 15 mars dernier, Diomaye Faye a bénéficié de l’aura et du soutien de la figure de l’opposition et leader naturel du Pastef, Ousmane Sonko, frappé d’inéligibilité.

Avec le slogan “Diomaye, c’est Sonko”, le nouveau président du Sénégal, qui s’est présenté comme le “candidat du changement de système”, reprend le programme de “rupture” du Pastef : lutte contre la corruption et les ingérences étrangères, réforme des institutions, sortie du franc CFA… L’économiste et politologue Gilles Yabi, fondateur du think tank citoyen ouest-africain Wathi, revient pour L’Express sur ce qui apparaît comme un épisode inédit de la vie démocratique sénégalaise.

L’Express : Comment expliquer une victoire aussi large du candidat de l’opposition Bassirou Diomaye Faye ?

Gilles Yabi : C’est d’abord un vote de rejet de la gouvernance de Macky Sall, et le candidat du pouvoir, l’ancien Premier ministre Amadou Ba, en a payé le prix dimanche, car les Sénégalais voyaient en lui l’incarnation d’un “système” dont ils ne veulent plus. Les dernières semaines ont été décisives puisque la tentative de report de l’élection a renforcé le camp de l’opposition. C’est pour cette raison que Diomaye Faye a réussi à mobiliser bien au-delà de l’électorat traditionnel du Pastef.

Qu’entendent les Sénégalais lorsqu’ils dénoncent le “système” ?

Ils font référence à la manière dont le pays a été gouverné depuis Senghor [NDLR : Léopold Sédar Senghor, le premier président de la République du Sénégal]. Ils considèrent que le système politique sénégalais est contrôlé par une petite élite qui est au pouvoir depuis l’indépendance et qui contrôle les ressources. Le sentiment de dépossession du pouvoir est fort, en particulier chez les plus jeunes, qui représentent une partie importante de la population, puisque 75 % des Sénégalais ont aujourd’hui moins de 35 ans.

La présidence de Macky Sall, qui a duré douze ans [un premier mandat de sept ans, puis un deuxième de cinq ans], manifeste aujourd’hui la corruption du “système”. Il a donné le sentiment de ne pas vouloir quitter le pouvoir, comme l’ont montré sa tentative de report de l’élection et son attitude à l’égard de l’opposition.

Durant les trois dernières années, le pouvoir présidentiel a instrumentalisé la justice afin de faire taire toute opposition, ce dont Sonko et son parti, le Pastef, ont fait les frais. De plus, de nombreuses manifestations ont été fortement réprimées, à la suite desquelles des arrestations et des emprisonnements ont été effectués. Sonko et Diomaye Faye ont récupéré la colère des Sénégalais, ce qui explique leur victoire très claire lors du scrutin de dimanche.

Quel est le contenu de cette opposition ? Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko ont-ils eu le temps, en dix jours, de proposer un programme ?

Même si Diomaye Faye n’a eu qu’une semaine pour faire sa campagne, le projet du Pastef est connu et débattu dans l’espace public depuis plusieurs années. Leur idée principale est qu’il faut mettre fin à la concentration du pouvoir dans les mains du président de la république. Cela passe nécessairement par des changements institutionnels. Ils veulent s’attaquer à l’hyperprésidentialisme et renforcer toutes les institutions qui assurent l’équilibre des pouvoirs, notamment la justice.

Le Pastef propose aussi de supprimer le poste de Premier ministre et d’instaurer celui de vice-président, qui serait élu en tandem avec le président de la République.

Ousmane Sonko et le Pastef ont fait de la lutte contre la corruption un point central de leur programme. Qu’est-ce qui garantit que, une fois au pouvoir, le nouveau président et ses proches n’auront pas recours aux mêmes pratiques que les dirigeants précédents ?

La réussite de la lutte contre la corruption ne dépend pas tant de ce que feront les dirigeants que de la vigilance de la société civile

La grande majorité des candidats à l’élection présidentielle, dans l’histoire de la démocratie sénégalaise, ont toujours porté un discours anticorruption. Or on sait bien que, entre le discours et la réalité de ce que l’on fait au pouvoir, il peut y avoir de grandes variations. D’autant plus que les nombreux groupes d’intérêts ne vont pas observer sans rien faire, ils vont se défendre pour maintenir le statu quo.

A mon avis, la réussite de la lutte contre la corruption ne dépend pas tant de ce que feront les dirigeants que de la vigilance de la société civile. Or le Pastef a été porté au pouvoir par une mobilisation sans précédent des Sénégalais. Si cette dernière se maintient, il se pourrait que se mettent en place des mécanismes de contrôle citoyen de la société civile plus efficaces que par le passé à l’égard du personnel politique.

Dans les discours d’Ousmane Sonko et de Diomaye Faye, la dénonciation de la corruption du système est très liée à celle de l’impérialisme et d’une certaine forme de “néocolonialisme”. Selon eux, la caste au pouvoir brade la souveraineté sénégalaise au profit des intérêts étrangers, notamment de la France. Peut-on dire qu’ils profèrent une forme de “populisme antifrançais” ?

La France, parce qu’elle est l’ancienne puissance colonisatrice, est l’acteur extérieur le plus influent et le plus présent au Sénégal, que ce soit sur les plans économique, politique ou militaire, même si cette influence a en réalité beaucoup régressé au cours des deux dernières décennies à mesure que se diversifiaient les partenariats avec d’autres pays, comme la Chine, l’Inde, la Turquie et des Etats occidentaux. Les Sénégalais ont le sentiment que les dirigeants de leur pays ont toujours été proches de Paris, de Senghor [qui a fait ses études en France et a occupé des postes politiques importants en France] jusqu’à Sall aujourd’hui. Cette proximité, selon Sonko et ses partisans, maintiendrait une influence politique et économique disproportionnée de la France au Sénégal.

De nombreuses affaires ont renforcé cette conviction dans l’esprit des Sénégalais. Par exemple, la démission, en 2017, du ministre sénégalais de l’Energie et du Développement des énergies renouvelables, Thierno Alassane Sall, par suite d’un désaccord avec le président Macky Sall au sujet de l’attribution à Total de deux blocs pétroliers offshore. Selon l’ancien ministre, alors que l’offre de l’entreprise française n’était clairement pas la plus intéressante et allait à l’encontre des intérêts du Sénégal, Macky Sall aurait choisi de privilégier Total en justifiant cette décision par la dépendance du Sénégal aux aides financières françaises.

Ce que dénoncent les partisans de Sonko et du Pastef, ce n’est pas que des entreprises françaises soient implantées au Sénégal. Ce qui est en cause, c’est d’utiliser l’influence politique au niveau présidentiel pour avoir des avantages économiques par rapport à d’autres partenaires étrangers ou à d’autres acteurs nationaux.

Il reste qu’Ousmane Sonko est très proche du mouvement Front pour la révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp)-France dégage…

Cette critique se fait dans un contexte où la mémoire du passé colonial est encore très forte chez les Sénégalais

Oui, le Frapp et sa figure principale, Guy Marius Sagna, ont joué un rôle important durant la campagne. Ils portent dans l’espace public sénégalais le discours le plus explicitement critique à l’égard de la France. Il faut bien comprendre que cette critique se fait dans un contexte où la mémoire du passé colonial est encore très forte chez les Sénégalais. Et cela est normal, car ça ne relève pas d’un passé lointain qui n’aurait plus de conséquences sur le présent. Il y a un besoin pour les nouvelles générations de marquer une rupture claire avec les stigmates de ce passé, et elles considèrent que les gouvernants au pouvoir depuis l’indépendance n’ont pas su le faire.

L’appel de Sonko et Faye à des relations plus équilibrées avec la France afin de garantir la souveraineté du Sénégal rencontre un écho certain dans une grande partie de l’électorat.

Vous semblez dire qu’il ne faut pas exagérer l’ampleur du sentiment antifrançais, mais, en 2021, il y a eu des manifestations lors desquelles de nombreux magasins Auchan ont été pillés, des stations d’essence Total attaquées…

Effectivement, il y a eu une importante couverture médiatique sur le fait que cela traduirait une hausse du sentiment antifrançais. En ce qui me concerne, je nuance cette analyse. Je considère que l’expression de “sentiment antifrançais” est inappropriée : il n’y a eu aucun acte ciblant des ressortissants français au Sénégal et même dans les pays du Sahel, où le rejet de l’action politique et militaire française est beaucoup plus explicite, il n’y a pas eu de dérapages visant des ressortissants français.

En ce qui concerne les manifestations au Sénégal auxquelles vous faites référence, je crois que, d’une part, il y a des populations urbaines et jeunes, très touchées par le chômage et l’inflation, qui s’en sont pris aux supermarchés Auchan, car elles voyaient une opportunité de pillage dans les magasins les mieux achalandés de Dakar. D’autre part, comme vous le sous-entendez dans votre question, on ne peut pas évacuer la dimension symbolique de ces actions, qui s’intègre aux discours précédemment décrits.

Mais cela n’empêche pas que, en dehors des périodes de troubles, les Sénégalais s’approvisionnent sans problème chez Auchan. Ils ont conscience que cette enseigne fait partie du tissu économique local, qu’elle pourvoie de nombreux emplois à des Sénégalais, et ils ne plaident pas pour un départ du pays de cette entreprise ou d’autres entreprises françaises.

Est-ce que la question des relations avec la France a joué un rôle dans la victoire de Diomaye Faye ?

A nouveau, la plupart des Sénégalais ne considèrent pas que la remise en question de l’influence de la France dans leur pays soit la première des priorités. C’est d’abord le rejet du président Macky Sall, de la répression de l’opposition et de l’instrumentalisation de la justice, de l’accaparement des ressources par le pouvoir qui explique le vote de dimanche. Cela occupe une place beaucoup plus large que la question du néocolonialisme ou de ce qui est perçu comme tel.

Sonko tient des positions très conservatrices sur le plan sociétal : il est favorable à la pénalisation de l’homosexualité, à la peine de mort, il défend la polygamie, et il a dans sa jeunesse milité au sein d’une association proche des Frères musulmans…

Les sociétés européennes n’ont-elles jamais été conservatrices sur un grand nombre de questions, y compris sur celle de l’homosexualité

Nous sommes certes dans un monde interconnecté, globalisé, mais cela ne devrait pas faire oublier la diversité des sociétés humaines et le caractère mouvant, dynamique, de toutes les sociétés. Il est assez difficile d’accepter, pour beaucoup de Sénégalais et d’Africains, et probablement aussi d’autres régions du monde, que, dès lors qu’une évolution sociétale se produit dans un pays occidental, elle devrait s’imposer automatiquement dans leurs pays.

Les sociétés européennes n’ont-elles jamais été conservatrices sur un grand nombre de questions, y compris sur celle de l’homosexualité ? N’est-ce pas le débat public, la confrontation des arguments, la mobilisation des savoirs qui permettent de faire basculer l’opinion à des moments précis sur une question spécifique ? J’observe que beaucoup de pays africains ont hérité des lois criminalisant l’homosexualité de la colonisation européenne.

J’estime que, au Sénégal et dans les autres pays africains, on a aussi besoin de mettre le débat public au cœur du fonctionnement démocratique, et ce n’est pas parce que j’aurais personnellement une opinion libérale sur un sujet comme la législation concernant l’homosexualité que ma position devrait s’imposer automatiquement.

Sur la question religieuse, malgré le parcours de vie d’Ousmane Sonko, ou celui de Bassirou Diomaye Faye, leurs déclarations laissent penser qu’ils ne toucheront pas à la laïcité, qui est un des principes constants de la Constitution sénégalaise. Sonko est certes musulman, mais son parti et lui sont très implantés dans le sud du pays, où il y a une forte diversité religieuse et de nombreux chrétiens. Ils ont conscience des équilibres de la société sénégalaise et du rôle clé joué par le dialogue entre les religions dans la paix, la stabilité et la cohésion nationale.

Quel rôle va jouer Ousmane Sonko dans le prochain mandat ?

On ne sait pas vraiment, cela va dépendre des discussions entre lui et Diomaye Faye. Un scénario possible est que Sonko hérite du poste de Premier ministre, ce qui lui donnerait la direction des affaires gouvernementales. L’autre possibilité, c’est qu’il devienne le président du parti et qu’au moment des élections législatives il puisse accéder au Parlement et éventuellement à la présidence de l’Assemblée nationale.

Il y a enfin l’évocation de la création d’un poste de vice-président dans le programme du Pastef, mais cela passerait par une réforme constitutionnelle, et il faudrait attendre la prochaine élection présidentielle pour que cela se concrétise.

Cette sorte de “présidence à deux têtes” ne pose-t-elle pas un problèm démocratique ? N’y a-t-il pas un risque que la personne qui gouverne ne soit pas celle qui a été élue ?

Oui, il y a un risque. C’est pour cette raison que la place d’Ousmane Sonko doit être rapidement définie de manière claire et transparente, afin de circonscrire le champ d’action de Diomaye Faye et d’Ousmane Sonko.

Cela étant dit, l’élection de Faye à la place de Sonko pourrait a contrario avoir des conséquences positives inattendues. Le fait que Sonko ait été cette personnalité charismatique de l’opposition faisait peser le risque, en cas de victoire à la présidentielle, d’une personnification du pouvoir et d’un culte de la personnalité. Diomaye Faye est plus effacé, cela peut amener, on l’espère, à une présidence plus sobre et moins personnifiée. Et cela correspondrait à une forme de gouvernance collégiale plus cohérente avec la fin de l’hyperprésidentialisme.

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