Guerre en Ukraine : “Les Russes savent parfaitement où frapper nos installations énergétiques”

Guerre en Ukraine : “Les Russes savent parfaitement où frapper nos installations énergétiques”

A 1h32 du matin, le 24 février 2022, les équipes d’Ukrenergo, le gestionnaire de réseau de transport ukrainien d’électricité, sont à pied d’œuvre. Ils terminent tout juste les tests “en mode isolé” de leur réseau électrique, une étape nécessaire pour se déconnecter du système russe, duquel ils dépendent encore. Le but, à terme, est de se synchroniser à la plaque européenne continentale. Le calendrier de la bascule est déjà défini sur plusieurs années. Mais il sera totalement bouleversé : à 4 heures, le même jour, l’invasion russe est lancée à grande échelle. Malgré la guerre, l’Ukraine poursuit son objectif et sera finalement connectée d’urgence au réseau européen à la mi-mars 2022, puis de manière définitive le 1er janvier dernier.

Une prouesse, alors que Kiev subit à intervalles réguliers de massives campagnes de bombardements russes sur ses installations énergétiques et électriques. Comment faire fonctionner un réseau en temps de guerre ? Maintenir un système fiable pour les industries critiques du pays, et les habitants ? Glib Didychenko, responsable de l’intégration d’Ukrenergo au sein de l’Union européenne, et Serhiy Fandul, chef du dispatching national, étaient pour la première fois en France cette semaine. L’Express les a rencontrés. Entretien.

L’Express : Quel est l’état actuel du réseau électrique ukrainien ?

Glib Didychenko : Moscou, avec sa guerre hybride, vise la destruction de l’Ukraine, de ses arrières, et cible donc des infrastructures critiques. Dans sa stratégie dirigée contre le fonctionnement du système énergétique, l’ennemi a lancé, entre 2022 et 2023, 1 200 missiles contre ces installations de production, transport et distribution d’électricité. La Russie frappe des sites civils, et plus spécifiquement des centrales thermiques ou des barrages, avec en ligne de mire les salles des machines, alors que les forces ukrainiennes ne répondent qu’en s’attaquant aux sites militaires.

Serhiy Fandul : Dans la première partie de l’hiver 2023-2024, les Russes ont surtout frappé les sites industriels, les usines et les infrastructures portuaires, et ceci pour détruire le fonctionnement de l’économie. Mais à la fin du mois de janvier, ils ont semblé changer de stratégie et se sont recentrés sur les transformateurs, les grands nœuds de connexion et les sites de production d’énergie. Or, les Russes connaissent trop bien l’organisation de notre système énergétique. Ils savent ainsi parfaitement quelle grande entreprise relève de quel réseau, et donc où cibler. Les récents bombardements des 22, 29 mars et 11 avril ont été les pires, puisqu’ils ont visé des centrales thermiques et hydrauliques.

Comment pouvez-vous protéger ces sites sensibles ?

G. D. : Après les grandes difficultés que nous avons eues pour traverser l’hiver 2022, nous avons travaillé durant l’été 2023 à mieux préparer notre système à l’hiver suivant, ce qui nous a permis de le faire fonctionner pratiquement sans discontinuer. La plupart des sites ukrainiens ambitionnent désormais d’avoir trois niveaux de protection. Les deux premiers sont les plus rapides à mettre en place, le troisième est plus sophistiqué. Mais, déjà, grâce aux deux premiers, nous avons pu diminuer par deux les dommages et dégâts liés aux bombardements.

Qu’impliquent ces différents niveaux de protection ?

G. D. : Il s’agit avant tout de protéger les sites des dommages collatéraux qui viendraient des éclats de drones ou de missiles qui ont explosé à proximité. Tous les transformateurs sont protégés par des murs de sacs de sable et des barrières métalliques. Mais, évidemment, seul un missile de défense antiaérienne peut nous protéger d’une frappe dirigée directement contre un site. C’est ce dont l’Ukraine a le plus besoin pour assurer le fonctionnement de son système énergétique dans son entièreté.

Quand les équipements du réseau, par exemple des sous-stations ou des transformateurs, sont endommagés, il est possible d’effectuer de petites réparations avec des pièces de rechange. Pour d’autres qui doivent être complètement renouvelés, il serait impossible de le faire sans les donations de nos partenaires européens, comme RTE [NDLR : le gestionnaire de réseau de transport français]. Et la société nationale ukrainienne Ukrenergo a débloqué un milliard d’euros d’aide pour réparer, rééquiper et moderniser le réseau électrique. Mais si une centrale thermique est entièrement endommagée, il est très difficile de remplacer une telle puissance de production.

Comment se passe la réparation du réseau en pleine guerre ?

G. D. : Nous avons constitué 40 brigades d’intervention rapides, ce qui représente 1 500 personnes au total, réparties sur tout le territoire ukrainien pour intervenir le plus rapidement possible après une frappe et rétablir la situation. Elles ont des protocoles spéciaux, validés avec l’armée sur la manière de procéder. Alors on court, on court, on court… pour tout réparer. Malheureusement, le nombre de missiles envoyés par les Russes a augmenté et il dépasse encore nos efforts pour rebâtir le réseau. Je pense pourtant, qu’à la fin, notre expérience sera très utile et riche d’enseignements pour d’autres pays qui risquent de connaître une guerre hybride similaire.

Y a-t-il un effort de la population ukrainienne pour réduire sa consommation énergétique, l’adapter à la situation actuelle ?

G. D. : La population a appris à tenir, s’y est habituée. En 2022, certaines villes ont été privées d’électricité plusieurs jours de suite : nous avons dû appliquer des programmes de restriction de la consommation car le système n’était pas en mesure de fournir de l’électricité à tout le monde en raison de la perte d’éléments du réseau. Ce dernier, dans l’ensemble, fonctionnait “plutôt normalement” jusqu’à ces dernières frappes de mars.

Notre entreprise a fait beaucoup de pédagogie auprès des habitants, surtout sur la manière réduire la consommation aux heures de pointe pour mieux gérer les pics de demande. La population a aussi fait de gros efforts pour s’équiper en générateurs, en batteries et en panneaux photovoltaïques. Bref, toutes les sources autonomes d’énergie que les ménages pouvaient se procurer. Il en a été de même pour les petites et moyennes entreprises, qui devaient continuer à fonctionner en cas de coupure d’électricité.

Comment fournir en électricité fiable et continue les secteurs d’activité les plus essentiels pour le pays ?

G. D. : Les Russes, malheureusement, savent où frapper. Quand ils ciblent un point du réseau, c’est justement celui qui alimente de grosses entreprises régionales de métallurgie, de transformation de pétrole, pour mettre à mal leur fonctionnement.

S. F. : Nous avons déjà quelques grandes régions industrielles que nous ne pouvons pas fournir en énergie à la hauteur de leurs besoins. Elles sont obligées de réduire leurs capacités de production. Je ne préfère pas donner de noms précis, mais il s’agit de sites métallurgiques, d’industries lourdes, de défense. Ce que je peux dire, c’est que le pire se déroule à Kharkiv, un hub industriel où résident deux millions d’habitants. Il ne reste pas une seule centrale électrique dans la ville. Evidemment, dans cette situation, résister seul serait un défi hors norme. C’est pourquoi nous sommes très heureux d’avoir, même avant cette guerre, réalisé notre objectif stratégique de se connecter au réseau électrique de la plaque européenne continentale.

Quel bilan tirez-vous de deux années de connexion avec l’Europe ?

S. F. : Nous sommes devenus un membre à part entière du club le 1er janvier 2024, après la validation de tout le catalogue de mesures que nous devions mettre en place. Mais du fait de la loi martiale dans notre pays, nous ne pouvons pas encore pleinement implémenter certaines clauses prévues par le protocole.

G. D. : Au début de la guerre, la connexion au réseau européen s’est faite dans l’urgence. Un temps, nous n’avions pas accès au commerce transfrontalier, car il y avait un certain nombre de prérequis à remplir. Quand cela a été fait, nous avons eu la possibilité d’exporter ou d’importer 100 MW. Maintenant, en améliorant notre fonctionnement, nous pouvons importer 17 fois plus : 1 700 MW. Ce qui est absolument critique pour la viabilité de notre réseau. Déjà part avec le montant contractuel d’importation : dans les situations d’urgence, nous pouvons bénéficier des flux d’énergie pour réduire les conséquences sur les Ukrainiens. Et dans le cadre du commerce transfrontalier des surplus, notre opérateur a même réalisé des profits. Tous ces bénéfices ont été réinjectés dans la réparation du réseau.

Est-il important d’augmenter encore plus ces capacités d’importation ?

G. D. : Bien sûr. En tant qu’opérateur du système, nous avons tout intérêt à avoir la capacité d’import la plus significative possible pour parer à toutes les situations d’urgence. Nous sommes actuellement en pleine renégociation des accords d’interconnexion.

Et si la Russie mettait la main sur une partie ou la totalité du réseau ukrainien ?

G. D. : En théorie la menace existe qu’ils s’emparent du réseau. Mais cela ne s’est pas encore produit. Et en pratique, leur stratégie actuelle est de détruire ou de raser les territoires qu’ils veulent conquérir…

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