Guerres, faits divers, technologies… Pourquoi nous avons l’impression que “le temps s’accélère”

Guerres, faits divers, technologies… Pourquoi nous avons l’impression que “le temps s’accélère”

Aujourd’hui, l’urgence s’est liquéfiée : elle s’infiltre partout, de plus en plus vite. Alors, déplorant que nos agendas soient sursaturés, voyant que nous sommes devenus des sortes de cyber-Gédéon ou de turbo-Bécassine, constatant que tout fonce, à commencer par nous-mêmes, nous nous exclamons : “Le temps s’accélère !” Comme si la dynamique du temps épousait celle de nos trépidations, ou que celui-ci nous courrait après, tout énervé, armé d’une fourche ou d’une pique. Surtout, comme si le temps pouvait se voir doter d’une vitesse et même d’une accélération. Une vitesse exprime la façon dont une certaine grandeur varie au cours du temps. Mais alors, comment définir la vitesse du temps ? Il faudrait pouvoir exprimer de combien le cours du temps se décale par rapport… au cours du temps ! Cela n’aurait guère de sens. Le temps n’a pas de vitesse et il n’accélère pas : une seconde d’aujourd’hui a très exactement la même durée qu’une seconde d’il y a vingt ou trente ans.

La lecture du dernier livre de Patrick Boucheron (Le temps qui reste) m’a fait découvrir l’existence d’un texte de Stefan Zweig, Les pêcheurs du bord de Seine, écrit pendant la guerre, en 1941. L’anecdote se passe le jour de l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. A quelques centaines de mètres de la place de la Révolution, aujourd’hui place de la Concorde, où se dresse l’échafaud, des hommes assis sur les rives de la Seine pêchent à la ligne. Ne prêtant attention qu’aux seuls mouvements de leur bouchon de liège, ils ne daignent même pas tourner la tête quand la clameur de la foule signale que le Roi vient de perdre la sienne.

Zweig, qui a lu cette histoire dans Les Dieux ont soif d’Anatole France alors qu’il était encore adolescent, explique qu’il l’avait prise pour une pure invention : qui ne s’intéresserait pas à l’Histoire quand celle-ci se déroule à portée de regard ? Mais, ajoute-t-il, la guerre en cours me fait éprouver l’impossibilité de vivre intensément tous les événements en même temps, y compris les plus décisifs. Voilà pourquoi je puis désormais comprendre les pêcheurs des bords de Seine : ils avaient de bonnes raisons d’être lassés et fatigués par quatre ans de Révolution, et sans doute envie d’oublier leur époque plutôt que d’y prendre part, de se concentrer sur leurs “activités quotidiennes, silencieuses, personnelles et discrètes”.

Besoin de laisser filer les événements

Car tous autant que nous sommes, nous n’avons qu’un seul cœur, “un petit cœur étroit qui ne peut enfermer qu’une certaine dose de malheur”, même lorsque se produisent à haute cadence des faits dits “historiques”. En somme, “nous n’avons donc pas assez de force, ne disposons pas assez de compassion pour suivre à cœur ouvert, jour après jour, heure après heure, tous ces événements qui se précipitent”. D’où notre besoin, parfois, de laisser filer les événements en faisant très exactement comme s’ils n’avaient pas lieu, de nous réfugier en quelque ailleurs tranquille et protecteur. Notre cerveau, débordé, serait de toute façon incapable de les encoder.

Quelques mois plus tard, à la fin de l’année 1941, peu avant son suicide, Stefan Zweig fit un constat qui apparaît comme une autre clé de l’affaire : “La technique n’a pas appelé sur nous de pire malédiction qu’en nous empêchant, fût-ce pour une seconde, d’échapper au présent.” Que ne dirait-il s’il revenait parmi nous ? Crises de tous ordres, guerres ici et là, carnages, menaces, faits divers montés en épingle, il se passe en effet tant de choses que, sans cesse alertés et pris de vertige, nous ne savons même plus où donner de la catastrophe.

D’autant que les formes modernes de la communication se sont transformées en une vaste polyphonie de l’insignifiance, fabriquant une fugacité qu’elles renouvellent sans cesse et promouvant la vétille au titre d’épopée du genre humain. Enfermés dans l’absorption permanente du hic et nunc, nous perdons les moyens intellectuels de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger. Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Car pour l’entrevoir, il nous faudrait occuper un lieu topologiquement impossible : être, d’une part, rivés aux événements, et d’autre part en retrait par rapport à eux, à l’écart de l’intensité du présent, tranquillement assis sur les rives, non plus de la Seine, mais du flux trop fougueux de l’actualité. Ne serait-ce pas trop demander à notre esprit ?

Etienne Klein est physicien, directeur de recherche au CEA et philosophe des sciences

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