Intelligence artificielle : ce que nous apprenait déjà le film “Her” il y a dix ans

Intelligence artificielle : ce que nous apprenait déjà le film “Her” il y a dix ans

Paris, avril 2024. Le regard brisé de Theodore Twombly apparaît subitement au détour d’une présentation sur l’intelligence artificielle d’un des maîtres en la matière, Yann LeCun. L’homme n’est pourtant pas un des éminents confrères du scientifique ou le patron d’une start-up en vogue du secteur. Juste un personnage de film, également identifiable à l’épaisse moustache couvrant le haut de ses lèvres et à sa chemise rouge fraise. Dans Her, réalisé par Spike Jonze, Twombly interagit avec une intelligence artificielle capable de dialoguer et de raisonner. Un peu à la manière d’un ChatGPT. Une référence d’actualité, donc, qui devient même bluffante lorsque l’on sait que Her a déjà dix ans.

Découvrir l’œuvre pour la première fois est en soi une expérience. Ne serait-ce que pour cette histoire d’amour si singulière entre un homme et une machine – ces dernières, au cinéma, ont souvent eu davantage tendance à vouloir nous détruire ou nous manipuler. Joaquin Phoenix incarne Théodore, un écrivain public du XXIe siècle, à qui l’on ne confie pas sa paperasse mais ses désirs, ses secrets, ses amours plus ou moins cachées pour qu’il les couche avec poésie sur du papier. Un homme seul, aussi, récemment divorcé, traînant son spleen dans ce qui ressemble à un quartier d’affaires géant, pâle et désincarné. Une âme sensible, qui tombe facilement pour les petites choses de la vie, dont cette publicité pour une toute nouvelle intelligence artificielle. Il enfile une oreillette, et commence à discuter avec elle. La voix chaude et subtilement rocailleuse de Scarlett Johansson, alias Samantha, se révèle être une présence avec laquelle on a envie de laisser couler le temps.

Mais un revisionnage offre surtout un étrange miroir sur notre manière d’appréhender ce type d’IA. La méfiance perceptible de Theodore, avant que l’échange ne soit plus fluide, dérivant sur des sujets intimes, rappelle les premières discussions menées avec les chatbots, à qui l’on demandait leur avis sur tout et n’importe quoi. L’abandon de tâches personnelles et mêmes professionnelles au profit de cette nouvelle “assistante” – Samantha prend par exemple l’initiative de réaliser un manuscrit des meilleurs textes de Theodore – est également précurseur. Sa déclinaison dans une oreillette et un petit pad, entre le smartphone et le pin’s, est curieusement prophétique à l’heure où ce type de produits commencent à émerger dans la Silicon Valley.

Elodie Hachet, enseignante en histoire du cinéma, auteure d’un cours dédié à l’IA au grand écran, y voit également des messages très actuels au second visionnage sur notre “techno-dépendance”, et les failles que les logiciels peuvent parfois exploiter en nous, volontairement ou non. Ici, la solitude de Theodore. Si l’IA commençait doucement à émerger lorsque Spike Jonze tenait la caméra, l’anticipation qu’il offre souffre bien sûr de quelques limites. Dans Her, Samantha réagit notamment au quart de tour, fait preuve d’une spontanéité et d’une empathie encore inaccessibles à nos IA. Elle dispose par ailleurs de plus de libertés et de pouvoir de décision qu’on semble prêt à en accorder à l’intelligence artificielle. Du moins, pour le moment. Un troisième visionnage, en 2034, pourrait s’avérer encore plus instructif.

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