Jean-Christophe Rufin : à quand un coup d’Etat fomenté par les Gafam ?

Jean-Christophe Rufin : à quand un coup d’Etat fomenté par les Gafam ?

Il y a les romanciers en chambre et les écrivains du “grand dehors”, comme disait Michel Le Bris. Jean-Christophe Rufin appartient à cette seconde catégorie : il n’a jamais commencé un manuscrit avant d’être allé voir sur place l’endroit dont il voulait parler. L’an dernier, ayant en projet D’or et de jungle, il s’était donc rendu dans le sultanat de Brunei. En le recevant, l’ambassadeur lui avait conseillé deux textes de référence : Brunei, de Marie-Sybille de Vienne, étude universitaire parue aux très sérieuses éditions du CNRS, et Arnaque à Brunei, fiction qu’on imagine plus polissonne, puisqu’il s’agit d’un SAS signé Gérard de Villiers. Un an plus tard, Rufin nous accueille dans son appartement parisien, non loin de l’Académie française, où il occupe le fauteuil n° 28 (qui fut celui de Sainte-Beuve, plus casanier que lui). L’évocation de l’auteur de SAS détend l’atmosphère : “Arnaque à Brunei, ça tient le coup ! Le livre date de 1989, des choses ont changé depuis, mais sincèrement Gérard de Villiers avait vu des trucs… Enfin, par pitié, ne me comparez pas à lui !”

D’or et de jungle met en scène non pas le prince Malko Linge mais un certain Marvin Glowic, le créateur du moteur de recherche Golhoo. Toute ressemblance avec Larry Page, cofondateur de Google, n’est pas absolument fortuite : “Mon personnage en est inspiré. J’avais eu l’occasion de discuter avec Giuliano da Empoli de son essai Les Ingénieurs du chaos. Il y pointait un phénomène fascinant : la dissociation chez ces gens-là entre l’hypercompétence dans un domaine spécifique (en l’occurrence, le numérique) et une naïveté abyssale, une inculture totale en matière politique, historique et géographique. Ce sont de grands ados mobilisés par des idées simples et énormes – la différence entre des ados et eux, c’est qu’ils ont des moyens considérables.” Marvin Glowic est un libertarien, avec la folie des grandeurs qui va avec : “Je ne suis pas là pour juger, rien ne m’inquiète en soi, mais force est de constater que le libertarianisme existe. Ce courant est beaucoup plus puissant qu’on ne peut l’imaginer. Et, poussé à l’extrême, c’est une forme de totalitarisme : si on veut avoir la liberté absolue, on ne peut supporter aucun Etat, aucun contrôle, aucune limitation – et la soif d’indépendance peut mener à une quête de toute puissance. A l’heure actuelle, la Californie bride les Gafam. Je vais peut-être leur donner des idées, mais il me semble que, pour leurs recherches sur le transhumanisme plus que pour des raisons fiscales, ils devront un jour se trouver des espaces leur permettant de s’abstraire de toutes les normes qui les contraignent…”

C’est là qu’intervient la tentation d’un putsch d’un nouveau genre. Quand il était ambassadeur au Sénégal, entre 2007 et 2010, Rufin avait entendu parler par le président de l’époque, Abdoulaye Wade, du concept de “coup d’Etat clés en main”. Wade lui avait confié avoir été approché par une agence occulte lorsqu’il était dans l’opposition. Ses interlocuteurs lui proposaient de s’occuper de tout pour le mettre au pouvoir, charge à lui de les rétribuer ensuite. Wade avait refusé. Dans D’or et de jungle, Marvin Glowic tire les ficelles, après avoir choisi Brunei pour asseoir sa souveraineté : “Pour se lancer dans un roman, il faut que plusieurs éléments s’assemblent. Cette histoire du coup d’Etat clés en main me trottait dans la tête depuis une quinzaine d’années. Et cela faisait longtemps que je voulais écrire sur Brunei. Enfin, je me suis toujours intéressé aux sociétés de sécurité privées, à leur rôle, à toute cette nébuleuse floue du mercenariat qui a eu son heure de gloire à un certain moment, notamment avec Bob Denard, et qui s’est transformée depuis quelques années, au point de former des forces assez élaborées, aussi bien pour le renseignement que pour l’action.”

De l’eau a coulé sous les ponts depuis Tintin et les Picaros et, dans D’or et de jungle, les fake news remplacent grenades et mitraillettes : “Les technologies du numérique donnent un poids considérable à des enjeux qui étaient autrefois militaires : par exemple, le contrôle de l’information. Auparavant, trois biffins armés d’une pétoire s’emparaient de la radiotélévision et y faisaient une proclamation. Aujourd’hui, on peut subvertir l’information, et une nouvelle ère s’est ouverte, comme on a pu le voir avec les tentatives réelles ou supposées d’influence russe pendant les élections américaines ou avec la façon dont, à l’aide du numérique, la Chine essaie de prendre le contrôle d’Etats du Pacifique pour isoler Taïwan.”

“Je ne me suis jamais construit autour d’une utopie”

Pour autant, en ces temps mouvants, certains classiques gardent leur pertinence. Un des personnages de D’or et de jungle, Delachaux, le théoricien de la fine équipe de mercenaires, cite ainsi Technique du coup d’Etat, de Malaparte, un livre cher à Rufin : “Il me fascine depuis longtemps. Sorti en 1931, il a eu une vraie répercussion sur la vie de Malaparte, qui a dû s’exiler – Mussolini lui en voulait à mort. C’est un essai, mais avec une rare puissance d’évocation. Ça reste tout à fait lisible. Malaparte prend parfois des exemples obsolètes, tel Primo de Rivera, dont on se moque de nos jours, mais les pages sur Mussolini demeurent passionnantes. J’évoque aussi dans le roman Edward Luttwak, dont Coup d’Etat, mode d’emploi avait été un événement en 1968. Le livre continue de jouer un rôle de vade-mecum pour tout apprenti golpiste. Luttwak explique où placer les chars d’assaut. C’est pratique !”

A la fin du roman, on a noté ces phrases étonnantes : “C’est un idéaliste. L’espèce d’hommes que je tiens pour la plus dangereuse.” Rufin n’a-t-il jamais été idéaliste ? Même en 1976, quand, jeune médecin de 24 ans, il participait à sa première mission humanitaire en Erythrée ? “Ma génération a payé un lourd tribut à l’idéalisme et aux idéologies. J’ai été élevé par un grand-père qui avait passé deux ans à Buchenwald. La famille de ma première épouse avait été envoyée au goulag. Je ne me suis jamais construit autour d’une utopie, je suis un centriste, à l’opposé des radicalismes. C’est pour ça que je n’aurais pas pu faire une carrière politique : je suis incapable d’invectiver quelqu’un, je m’intéresse à ce qu’il dit.”

Après un quart de siècle passé chez Gallimard, qui l’a accompagné dans le cursus honorum littéraire (prix Goncourt en 2001, pour Rouge Brésil, élection à l’Académie en 2008), Rufin a rejoint son grand ami Pierre Lemaitre chez Calmann-Lévy. Tournant le dos aux éteignoirs snobs à la Eric Reinhardt, il n’a pas honte de l’affirmer : “La dimension de divertissement et de plaisir doit rester au cœur de la littérature romanesque.” Ecrivain grand public (le premier tirage de D’or et de jungle est de 80 000 exemplaires), il revendique deux modèles : Alexandre Dumas, pour ses fresques historiques, et John le Carré, pour ses livres contemporains. Ce captivant roman d’aventures qu’est D’or et de jungle, il l’a écrit en cinq semaines chrono, sans plan, ainsi qu’il nous l’explique : “Par confort personnel, j’aime bien être embarqué dans une forme de grâce où vous êtes à fond dans votre livre et où vous l’écrivez presque à la vitesse à laquelle le lecteur le lira. L’esprit de sérieux fait beaucoup de dégâts. Pour ma part, je ne m’en préoccupe pas. Ça fait vingt-cinq ans que je survis dans le milieu littéraire, avec une position un peu marginale… J’aime m’amuser quand je suis devant une page. On n’est pas là pour faire souffrir les gens : je suis médecin de formation, pas dentiste !”

D’or et de jungle, par Jean-Christophe Rufin. Calmann-Lévy, 443 p., 22,50 €.

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