Jean-François Colosimo : “Russie, Chine, Iran… Ils finiront tôt ou tard par se combattre”

Jean-François Colosimo : “Russie, Chine, Iran… Ils finiront tôt ou tard par se combattre”

On pensait l’impérialisme mort, enterré et relégué aux livres d’histoire. Rien n’est plus faux, nous rappelle le directeur des éditions du Cerf et spécialiste de l’histoire des religions, Jean-François Colosimo, dans son dernier essai, Occident, ennemi mondial n° 1*, paru chez Albin Michel. Pour lui, les empires n’ont fait qu’hiberner. Au nombre de cinq – Russie, Chine, Inde, Iran et Turquie –, ils menacent l’ordre planétaire. Mus par un profond ressentiment à l’égard d’un Occident qu’ils fantasment, ces “néo-empires” ne cachent plus leurs velléités expansionnistes, dont l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine et les visées de Xi Jinping sur Taïwan ne sont que deux exemples parmi d’autres.

L’Express : Dans votre dernier livre, vous alertez sur un “retour des empires”. Comment le décririez-vous ?

Jean-François Colosimo : Les cinq néo-empires qui bouleversent désormais la scène internationale partagent une communauté de destin. Ils se rêvent les héritiers des grands ensembles dynastiques qui ont disparu au tournant du XXᵉ siècle : tsariste pour la Russie, ottoman pour la Turquie, perse pour l’Iran, mandchou pour la Chine et moghol pour l’Inde. Ils sont les descendants directs des révolutions et des expériences de modernisation à marche forcée qui ont été greffées sur ces réalités défuntes à partir de deux modèles européens : le communisme totalitaire et le nationalisme autoritaire. Et ils se sont livrés, après l’échec patent des utopies sociales et des religions séculières, à de similaires reconstructions identitaires.

Aujourd’hui, ces cinq néo-empires forment une alliance de circonstance contre ce qu’ils nomment l’Occident, cet utile bouc émissaire qui leur sert à justifier leurs ambitions renouvelées d’expansion. Moscou agresse l’Ukraine, Ankara revendique les Balkans, Téhéran agite le Levant, Pékin cible Taïwan, New Delhi soumet le Cachemire. Et la Russie, la Chine, la Turquie annexent l’Afrique sous prétexte de la libérer du colonialisme ! Partout, ces prédateurs affichent la même logique de la force. Dans leurs frontières, par la domestication des masses. Hors de leurs frontières, par la domination des peuples. Et toujours, dans la négation du droit.

Aujourd’hui alliés, ils seront demain des adversaires.

Vous dites qu’ils risquent de faire “basculer l’ordre planétaire”. Pourquoi ?

Avec eux, ce n’est plus la concorde, c’est la discorde qui devient multipolaire. Il n’y a pas lieu de redouter une troisième guerre mondiale sur le modèle des précédentes. Nous sommes entrés, en fait, dans la première guerre mondialisée : une multiplication de batailles intermittentes autour des routes de l’énergie, des corridors de communication, des zones leviers ou tampons. Voyez l’Afghanistan, ce pivot de l’Eurasie qui est plongé dans le chaos depuis bientôt cinquante ans.

Leur front commun est cependant illusoire. Aujourd’hui alliés, ils seront demain des adversaires. Ils finiront tôt ou tard par se combattre et s’anéantir comme ils l’ont fait par le passé. Il n’y a qu’une place sur le podium de l’hégémonie alors que, déjà, le face-à-face entre la Chine et l’Inde rend incertaine l’ascension de l’Asie. Ce qui compte est de savoir comment, entretemps, nous allons nous défendre et protéger les victimes de leur cruauté.

L’Occident auquel font référence ces cinq néo-empires est, dites-vous, plus une construction fantasmée qu’une réalité bien définie…

Oui, c’est un mot-valise, en soi vide et vite toxique. Surtout, d’usage récent. L’Antiquité connaît l’écoumène [du latin “œcumene”, “la terre habitée”] ; le Moyen Age, la chrétienté ; les Temps modernes, l’Europe. La notion d’Occident se propage lorsque la “civilisation” que prétend incarner le Vieux Continent colonialiste se suicide, en 1914-1918, dans la boucherie des tranchées, sous un déluge de gaz et d’acier. Elle vient pallier ce désastre. On va dès lors essentialiser une représentation mythifiée pour annoncer son irrésistible décadence ou sa nécessaire sauvegarde mais qui tiendrait, dans tous les cas, de la suprématie culturelle. Quitte à martyriser au passage les réalités de l’Histoire.

Par-delà cette valeur refuge, artificielle et contradictoire, l’Occident n’a de sens concret, depuis 1945, que l’Alliance atlantique, qui unit les Etats-Unis d’Amérique et l’Europe de l’Ouest. Il s’agit bien d’un cartel à dominante anglo-saxonne et à vocation militaire. Quant à la définition extensive, de nature politique, que certains aimeraient prêter au terme, elle n’est tout simplement pas opérante. Si l’on pense état de droit, régime démocratique, économie libérale, liberté d’expression, on ne classe pas pour autant instinctivement l’Argentine ou le Japon dans l’Occident.

Pour comprendre ces néo-empires, il faut revenir, selon vous, à l’histoire de leurs prédécesseurs, les grands empires passés et à leur déclin entre le XVIIIᵉ siècle et le début du XXᵉ siècle.

Oui. Dès l’orée des Temps modernes, le voyage en Occident devient un classique pour les élites orientales. C’est en revenant du périple qu’il effectue entre 1697 et 1698 que le tsar de Russie Pierre le Grand crée une armée régulière, une administration centralisée, des manufactures régaliennes et édifie Saint-Pétersbourg, capitale onirique littéralement sortie du néant. Ce qu’il a vu à Berlin ou à Londres, c’est la démiurgie du feu prométhéen. L’Europe façonne, transforme, usine le monde. Ce qu’il retient, c’est la puissance illimitée de la technique. Autant fascinés qu’affligés par le sentiment de leur retard, les sultans ottomans, vizirs perses, mandarins chinois et intellectuels indiens font le même constat. Il faut moderniser. C’est-à-dire réformer, rationaliser. Urbaniser, industrialiser. Et uniformiser. A tout prix. Le progrès n’attend pas.

On copie tout du modèle occidental sauf l’essentiel, c’est-à-dire la critique de l’autocratie.

Mais ces réformes n’ont pas donné les résultats attendus ?

Exact. Confrontés à l’essor planétaire de la puissance européenne dont on redoute la domination, on va chercher à en capter le secret pour l’imiter et pouvoir rivaliser avec elle. On adopte et on adapte à tous crins. Les projets de révision s’enchaînent au cours du XIXᵉ siècle. Ils se nomment la “grande réforme” à Moscou, la “restructuration”’ à Istanbul, la “rénovation” à Téhéran, l’”auto-renforcement” à Pékin.

On copie tout du modèle occidental sauf l’essentiel, c’est-à-dire la critique de l’autocratie. Ces empires despotiques veulent la raison technicienne sans la transformation politique. La méprise est totale car le génie de l’Europe, c’est précisément cette faculté d’autocritique, de retour sur soi.

Quelles ont été les conséquences de l’échec de cette modernisation ?

La révolution couve dans les universités, les casernes et les prisons, ces hauts lieux de l’occidentalisation. Les dynasties sont renversées. Place à l’hyper-occidentalisation que permet soit le nationalisme, soit le communisme. L’Empire perse devenu l’Iran, l’Empire ottoman devenu la Turquie et l’Inde nouvellement indépendante se transforment en régimes autoritaires. L’URSS et la Chine populaire, en régimes totalitaires.

D’une manière ou d’une autre, l’heure est aux “soviets plus l’électricité”. On fait défiler les foules au pas, on célèbre les complexes sidérurgiques, on multiplie les polices secrètes, on change le cours des fleuves et on divinise l’Etat. Kemal en Turquie, Pahlavi en Iran, Nehru en Inde, Lénine à Moscou et Mao en Chine, c’est la victoire de l’Occident tel qu’on peut se le représenter dans le non-Occident : rationalisation et technicisation à tout-va, modernisation et industrialisation à marche forcée, endoctrinement et contrôle total des masses, répression systématique des dissidences et éradication du passé, à commencer par le fait religieux.

A la fin du XXᵉ siècle, pourtant, on assiste dans ces néo-empires à un retour du religieux. Pourquoi et comment ?

Les successeurs de ces despotes autoritaires ou totalitaires sont confrontés à la débâcle des millénarismes matérialistes qu’ont voulu instaurer ces derniers. Le credo de la régénération et le culte du progrès craquent devant la pathétique évidence des faits. La spirale du désenchantement croît vertigineusement sur la faillite de la croyance. Il faut réarmer. On va donc ressortir du musée les représentations religieuses d’autrefois. Tout en les réduisant à des instruments de dictature et de conquête. Pour Poutine, l’orthodoxie. Pour Erdogan, le sunnisme. Pour Khamenei, le chiisme. Pour Xi Jinping, le confucianisme. Pour Modi, l’hindouisme.

Le régime ne change pas. Il prend pour carburant la religion, cette maximalisation de l’inclusion des siens, de l’exclusion des autres, de la mobilisation contre l’ennemi et de la sacralisation du sacrifice. Ces apparents revivalismes de la foi sont en fait des survivalismes de l’autocratie. Ils usent de ce subterfuge pour dénoncer un supposé Occident perverti qui aurait perdu le sens de la verticalité.

C’est là où vous dressez le constat d’une différence majeure entre les Etats-Unis et l’Europe. Laquelle ?

Les Etats-Unis sont le seul pays où le fondamentalisme a durablement réussi en fusionnant avec la démocratie. Les Eglises sont libres à l’égard de l’Etat, mais l’Etat n’est pas libre à l’égard de Dieu, lequel ne se distingue guère de l’Amérique. D’où la religion civile de type impérial, à la romaine, qui le célèbre : son nom figure sur le dollar et dans l’hymne, le président prête serment sur la Bible, le Capitole ressemble à un temple, le drapeau et les cimetières militaires sont vénérés et nul ne saurait manquer Thanksgiving.

Quand, en Europe, religion rime avec oppression, aux Etats-Unis, religion rime avec émancipation. Quand, en Europe, le mythe fondateur, dans L’Iliade par exemple, dit le risque permanent de l’inhumanité, celui de l’Amérique postule une terre promise, présumée vierge, destinée au règne du bien, garante d’une domination qui serait innocente. Il y a donc une similitude de constitution et un choc de revendication entre les Etats-Unis et les néo-empires.

La France n’a-t-elle pas, elle aussi, sa religion civile ? On peut penser par exemple au républicanisme de la IIIᵉ République.

Bien sûr, il y a eu un catéchisme républicain, un baptême civil, un clergé professoral à vocation missionnaire et même un Panthéon. Ce culte a permis à la France de traverser l’abîme de la Grande Guerre au nom, précisément, de l’Union sacrée. Mais il se résumait trop à un décalque par l’Etat de l’Eglise pour survivre. Après bien des batailles, la laïcité est enfin apparue pour ce qu’elle est et doit demeurer : un mode de gouvernement et non pas un substitut de religion.

La faute à l’Encyclopédie, si l’on peut dire, on réduit le fait religieux en France à la sphère intime et privée, alors qu’il constitue l’inconscient du politique. Or, aux Etats-Unis, 95 % des gens déclarent croire en Dieu, 75 % disent prier quotidiennement, 65 %, participer à un culte hebdomadaire. Ce qui n’est pas sans rapport avec le rôle messianique que les Américains s’attribuent dans les affaires du monde.

Comment expliquez-vous la différence des trajectoires historiques entre l’Europe et ces néo-empires ?

En 1648, l’Europe voit enfin s’achever les guerres de Trente Ans et de Quatre-Vingts Ans, qui soldent, en quelque façon, les guerres de Religion. Cette même année, les traités de Westphalie consignent la séparation des pouvoirs politique et ecclésiastique. Dès lors que la religion du pays est celle du Prince, le Prince n’est plus soumis à une autorité transcendante. L’Etat va alors s’arroger les attributs de Dieu : il se montre omnipotent et omniscient, il dispense sa providence, ordonne la vie et la mort.

Au même moment, phénomène essentiel pour comprendre la spécificité de la trajectoire européenne, pointe la revendication de l’égalité politique, qui puise ses racines dans l’égalité ontologique des êtres humains que professe le christianisme. En découle l’affirmation de l’universalité de la personne humaine.

Les néo-empires, au contraire, nient intrinsèquement cette égalité et cette universalité. Héritiers du mutualisme oriental et du collectivisme moderne, ils récusent les droits fondamentaux de l’individu en les indexant sur son degré d’adhésion à l’idéologie, et se réservent, en conséquence, la faculté de le soustraire de l’humanité. Ils justifient ainsi le recours à la barbarie. Poutine diabolise les Ukrainiens en nazis qu’il est urgent d’éliminer. Xi Jinping éradique les Ouïghours, qui ont à ses yeux le double tort d’être turcophones et musulmans, donc inassimilables. Enfin, Erdogan transforme le Haut-Karabakh en camp de concentration à ciel ouvert, où il parque 120 000 Arméniens privés de toute aide humanitaire. Modi disculpe les auteurs des pogroms menés au nom de l’hindouïté. Et Khamenei fait tirer sur les femmes iraniennes protestataires, qu’il dénonce comme sataniques.

Ces néo-empires pourraient-ils, dans le futur, se libéraliser ? Ou sommes-nous condamnés à un affrontement ?

Depuis la fin de la guerre froide, ces régimes ont dû faire face au défi de la mondialisation. C’est dans ce nouveau contexte géopolitique et économique, déstabilisant, qu’ils affirment leur ambition néo-impériale. Ils la justifient par la nécessité de combattre l’hégémonie occidentale qu’ils disent corrompue, corruptrice et décadente. Mais eux-mêmes n’opposent aux démocraties libérales que l’exaltation de la violence, du massacre et du sang.

Or la bataille est culturelle avant d’être militaire. Regardez les Iraniennes, elles se battent non pas pour devenir occidentales mais pour leur intégrité et leur dignité. Ne nous trompons pas d’agenda. Les Américains croient qu’implanter le commerce suffit à la prospérité, qui, elle-même, suffit à la liberté. Nous savons, nous, que la démocratie advient et persiste parce que se produit, dans la sphère symbolique, cette reconnaissance de l’égalité ontologique entre les individus.

Dans cet état de guerre mondialisé, la France peut jouer un rôle primordial. Depuis le Brexit, elle est la seule puissance nucléaire de l’Union européenne. C’est aussi la seule à disposer d’une armée complète, terre, air, mer, qui a connu le feu et l’une des rares à bénéficier d’une forte industrie d’armement. De plus, elle est présente dans toutes les mers, y compris dans le Pacifique, où le sort du monde va se jouer demain. Enfin, notre pays bénéficie d’une grande tradition savante ouverte à l’altérité, propice à cette autre reconnaissance indispensable, celle de la diversité des cultures.

A la condition qu’elle se souvienne de sa vocation à attester les droits inaliénables de la personne humaine, la France a les moyens de donner à l’Europe le courage qui lui manque.

* Occident, ennemi mondial n° 1, par Jean-François Colosimo. Albin Michel, 256 p., 21,90 €.

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