Jean-Michel Blanquer : “L’Europe nous permet-elle de maîtriser notre destin ?”

Jean-Michel Blanquer : “L’Europe nous permet-elle de maîtriser notre destin ?”

Alors que les élections européennes se rapprochent, le cercle de réflexion “Le Laboratoire de la République”, fondé par Jean-Michel Blanquer en octobre 2021, publie un ouvrage “Europe, maîtriser notre avenir. Les voies du renouveau”. Neuf thèmes, comme la défense, la question migratoire ou encore l’impact de l’intelligence artificielle y sont abordés par différents auteurs. En exclusivité pour L’Express, l’ex-ministre de l’Education en expose ici les principaux points.

Par quel contrat social sommes-nous des citoyens européens en plus d’être des citoyens français ? Autant l’émergence historique des États-Nations en Europe, à commencer par l’Angleterre et la France, a été suivie d’un effort de théorisation du contrat social, autant le déploiement d’une Union européenne a pu manquer de cet accompagnement philosophique et politique susceptible de légitimer et de guider l’une des constructions politiques les plus ambitieuses et les plus inédites de l’histoire de l’humanité. A quelle fin sommes-nous réunis ? Pourquoi être ensemble plutôt que séparés ? Qu’est-ce qui fait la différence entre ce nouveau “dedans” et ce nouveau “dehors” ? Quel est le projet commun ? Autant de questions indispensables pour tous les citoyens européens. Ne pas y répondre, c’est courir le risque -déjà avéré- d’une perte de sens et même de raison d’être.

Il est classique de donner comme explication de la finalité du projet européen l’enjeu de la paix. Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’objectif était bien de créer des liens d’interdépendance tels que le retour de la guerre devenait non seulement inconcevable mais aussi impossible. En ce sens, le “contrat social européen” n’est pas sans ressemblance avec les théories classiques du contrat social – de Hobbes à Rousseau- qui supposaient une volonté de s’unir pour assurer une sécurité : la paix civile, laquelle devenait ensuite le socle d’un système politique très variable d’un auteur à l’autre. La construction européenne peut être décrite comme l’élévation à un cran supérieur – non plus de la part des individus mais de la part des États – de cette même idée.

De ce fait, les enjeux géopolitiques de sécurité doivent être remis au premier plan, ce que fait cet ouvrage. La construction européenne a permis près de 80 ans de paix, une durée inédite dans notre histoire. L’échec du projet de Communauté Européenne de Défense en 1954 n’a pas permis d’avoir une véritable capacité militaire commune. Mais qu’en est-il aujourd’hui alors que la guerre en Europe est là, entre deux puissances européennes non-membres de l’Union et tandis que les pays de l’Union sont, d’une façon de plus en plus engagée, aux côtés de l’Ukraine face à l’agression russe ?

Il est évident que toutes les cartes sont rebattues. Du réarmement allemand au statut particulier du Royaume-Uni en matière de défense, des enjeux industriels -qui obligent à regarder les acquis (airbus, spatial etc.) comme les insuffisances- aux enjeux de civisme et de mobilisation eu égard à l’évolution de nos sociétés, de l’impact des nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle et la robotisation généralisée, à la nouvelle donne géopolitique mondiale, tout nous invite à considérer que nous entrons dans une nouvelle époque.

Nos paradigmes doivent évoluer si nous voulons que nos valeurs puissent être soutenues par notre force. En d’autres termes, on ne peut pas avoir une Europe qui se perpétue dans ses fonctionnements habituels. La relégitimation de l’Europe passera justement par le sentiment partagé par tous les citoyens que l’Union contribue décisivement aux enjeux de sécurité, entendus au sens large, non pas en se substituant aux États mais au contraire en assumant une fonction de soutien dans les différentes domaines qui conditionnent l’existence même des Nations qui la conforment et en réalisant à l’échelle européenne ce qui nécessite une masse critique en matière de normes et d’investissement.

Les contributions qui suivent abordent cet enjeu et mettent en lumière l’interaction des facteurs. Les initiatives industrielles sont particulièrement importantes à cet égard. Elles doivent aller plus loin alors même que plusieurs phénomènes restent inquiétants : par exemple, la tendance de plusieurs pays européens à privilégier les fournisseurs américains ou encore les difficultés de l’Europe du spatial en raison de divergences irrationnelles. Il y a la nécessité absolue et urgente d’un ressaisissement qui passera par des accords bilatéraux mais aussi par une politique assumée de l’Union. Le Laboratoire de la République assume une position de réalisme stratégique comme énoncé dans le chapitre abordant les capacités nationales de défense et la question de la défense de l’Europe (chapitre 1) : l’OTAN est un horizon indépassable, à court et moyen termes au moins, mais nous devons, plus que jamais, développer un pilier européen capable, le moment venu, notamment si les États-Unis eux-mêmes venaient à se détacher, d’une autonomie d’action. “L’indépendance dans l’interdépendance”, voilà une formule qui pourrait prendre un sens nouveau pour caractériser une politique de défense européenne, assumant le lien fondamental avec le continent américain mais en cultivant sa capacité propre de décision et d’intervention.

Les sujets de défense s’articulent avec une vision géopolitique renouvelée. L’Europe doit affirmer sa place en ne laissant pas s’installer une forme de nouveau duel/duopole États-Unis- Chine. Nous pouvons représenter un pôle mondial d’égale importance tant par nos capacités de production que par notre faculté normative vis-à-vis des standards mondiaux qui conditionnent la vie économique mondiale. Ainsi le lien entre accords stratégiques, accords commerciaux, directives européennes et enjeux écologiques et sociaux peut prendre une nouvelle dimension si les Européens réussissent à partager une vision sur ce point comme le détaille le chapitre pour un “plaidoyer pour une Europe puissante sur la scène internationale” (chapitre 2).

La puissance viendra de l’avant-gardisme de nos avancées scientifiques, technologiques et juridiques mais aussi de notre volonté politique. Rien ne réussit à celui qui excipe de ses fragilités. L’Union européenne ne saurait être le maillon faible de la vie internationale comme elle a pu l’être parfois par la naïveté teintée de masochisme de ses positionnements, notamment en dans le domaine commercial, qui ont conduit à sa désastreuse désindustrialisation. C’est pourquoi, en matière civile comme en matière militaire, nous devons revenir à une économie de production parfaitement compatible avec les impératifs écologiques de notre temps. Les grandes politiques publiques européennes doivent viser la réindustrialisation, secteur par secteur (santé, technologies, transports etc.) au service de l’indépendance, de l’environnement et de l’emploi avec des ressources d’énergie décarbonées et souveraines. L’Europe doit se doter d’une stratégie industrielle compréhensible par tous les citoyens qui vise le plein emploi et l’indépendance grâce à l’investissement. Les propositions de Mario Draghi dans son récent rapport vont dans la bonne direction lorsqu’il insiste sur les économies d’échelle (comme dans l’exemple des industries de défense), sur la fourniture des biens publics (comme dans l’exemple du marché de l’énergie) ainsi que sur la sécurisation de l’approvisionnement en ressources et en intrants essentiels.

Unité et souveraineté

L’Europe doit ainsi conforter la force de ses membres envers le monde extérieur. Elle doit le faire aussi quant à l’exercice de leur souveraineté sur le plan interne. Nous avons ainsi souhaité insister d’abord sur ce qui est consubstantiel à l’existence même des États : leur unité. L’Europe est déjà malade des séparatismes divers, dont les tentatives inconstitutionnelles d’indépendance catalane ont été un symptôme alarmant. Aucun État n’est à l’abri de ces phénomènes. Et, trop souvent, l’Europe les a plus encouragés qu’empêchés. Plusieurs États, comme celui-là même où siège l’Union, peuvent montrer des signes inquiétants de fragmentation. Il faut maintenant une grande clarté et, au contraire, tant par les normes que par les actions, fortifier les États et, tout en encourageant la diversité culturelle des régions, se garder de la différenciation des statuts qui mène à une surenchère dangereuse comme l’énonce le chapitre sur l’Union européenne, spectatrice ou actrice contre la dislocation des États (chapitre 3).

On doit attendre aussi de l’Union européenne une beaucoup plus grande clarté quant à la distinction dans l’ordre politique du temporel et du spirituel. Les traditions des États sont différentes en la matière mais la sécularisation est une réalité pour tous comme le détaille le chapitre sur la laïcité (chapitre 4). Les poussées du fondamentalisme islamiste n’ont pas rencontré la fermeté politique et juridique permettant de protéger les citoyens de toutes croyances dans notre espace commun. La perméabilité des institutions européennes au lobbying des frères musulmans ou de puissances étrangères animées par une vision prosélyte de l’évolution de notre continent ne doit plus exister. Cette vulnérabilité fait de surcroît le lit du vote d’extrême-droite. Sur ce sujet comme sur les autres, la naïveté n’est pas de mise.

C’est un sujet qui vient s’articuler avec la question migratoire. Il y aura des migrations en Europe au cours des prochaines décennies pour des raisons économiques, climatiques et politiques. Il appartient à l’Union de mieux réguler le phénomène par ses moyens propres et par le soutien aux États dans l’exercice de leurs compétences régaliennes et notamment le contrôle des frontières comme l’énonce le chapitre sur une Europe de l’accueil maîtrisé (chapitre 5). Cela suppose aussi une politique méditerranéenne et africaine spécifique. Il n’y a pas d’autre voie que celle d’un développement beaucoup plus harmonieux des régions aux portes de l’Europe. Le défi écologique et les créations d’emplois qu’il suppose nous permettent d’embrasser d’un seul regard plusieurs problèmes pour en faire une solution : il faudra des moyens colossaux et une volonté politique constante pour accompagner la transition écologique africaine qui sera aussi une transition démographique et une consolidation démocratique.

Par un mélange délétère d’arrogance, de culpabilité et de naïveté, l’Europe a perdu du terrain en Afrique. Pourtant, elle est une amie de l’Afrique bien plus authentique que la Russie ou la Chine. L’Union européenne doit afficher un nouveau plan pour l’Afrique au service de puissances africaines capables de créer un cercle vertueux des investissements qui donneront de l’emploi, de la qualité de vie, du renouveau écologique et des perspectives à la jeunesse du continent.

L’Europe, dès lors qu’elle assumera ses fonctions socles au service de la sécurité existentielle des États qui la composent, pourra redevenir le vecteur de prospérité et d’équité dont toute sa population a besoin. C’est le sens de la deuxième partie de cet ouvrage qui aborde la question d’une Europe assurant la prospérité générale au service de l’équité.

Il faut pour cela, répétons-le, que l’on renoue avec une logique de production dont les conséquences en chaine seront aussi nombreuses que vertueuses. La révolution de l’intelligence artificielle doit être nécessairement au centre de nos réflexions actuelles comme le souligne le chapitre abordant la question de l’intelligence artificielle et de son impact sur l’économie (chapitre 6). Les bouleversements économiques et sociaux que la révolution de l’intelligence artificielle induit sont d’une telle amplitude que nous avons besoin de la vision et de la régulation que seule l’échelle européenne permet. Les opportunités de transformation sont considérables. A nous de les mettre au service du bien-être des Européens.

Pour une convergence juridique

Cela va de pair avec une vision d’ensemble des défis technologiques comme abordé dans le chapitre abordant la reprise en main de notre destinée numérique face au développement des intelligences artificielles (chapitre 7). Le retard vis-à-vis des États-Unis est considérable. Il ne peut être rattrapé que par des investissements massifs dans les domaines stratégiques notamment au travers d’appels à projets qui montrent la voie. L’Europe a les moyens de cette politique. A l’image de l’effet d’entrainement que le projet France 2030 a pour la réindustrialisation de la France dans certains secteurs, on doit concevoir un projet Europe 2050 guidé tout particulièrement par le défi écologique qui déterminera la croissance verte dont le continent a besoin. Cela concernera notamment l’énergie, les transports, la santé et l’agriculture. Mais on retrouve aussi le sujet de la défense qui, aux Etats-Unis, a toujours été une locomotive pour les investissements dans la recherche (sous cet angle aussi, environnement et défense sont des sujets à relier). Comme le préconise le rapport “Europe 2040 : demain se joue dès aujourd’hui”, en vue de la prochaine feuille de route stratégique de l’Union européenne, il faut une convergence juridique (un “code européen du droit des affaires”) et financière (des politiques multinationales d’achat public).

“Europe, maitriser notre avenir”, l’ouvrage du Laboratoire de la République présenté le 2 mai.

Il faut, grâce à cela et en plus de tout cela, une montée en puissance du modèle universitaire européen. Le continent qui a fait naître l’idée même d’université à l’ère pré-moderne (Bologne- Sorbonne-Oxford) et l’a renouvelée à l’ère moderne (avec l’université Humboldt de Berlin au début du XIXème siècle) doit faire surgir, à la faveur des politiques qui ont illustré la réussite européenne (Erasmus, Copernic, alliances européennes…) les nouvelles formes académiques de notre temps. Nous pouvons être à l’avant-garde d’une vision qui nourrit non seulement l’économie productive mais aussi tout le tissu social à partir des institutions de connaissance. C’est ainsi que pourront s’affirmer des innovations scientifiques et des champions technologiques européens.

C’est avec cette nouvelle dynamique en arrière-plan que les possibilités de l’Europe sociale pourront s’affirmer comme le détaille le chapitre abordant la question de nouvelles frontières pour l’Europe sociale (chapitre 8). L’harmonisation des législations sociales est un des enjeux les plus importants. Elle supposera éventuellement des approches à géométrie variable. Sur ce sujet comme sur d’autres, il faut assumer d’organiser différents sous-ensembles de l’Union afin que des avant-gardes puissent s’organiser.

La question écologique, nouvel horizon

L’Europe sociale est aussi une des plus grandes pistes pour des avancées démocratiques au sein de l’Union. Autant il est illusoire et parfois démagogique de rechercher des formes référendaires pour renforcer la dimension démocratique de l’Europe, autant le dialogue social offre des pistes encore trop inexplorées de participation véritable. Que ce soit sur les enjeux du travail ou ceux de la protection sociale, de nouveaux horizons de participation sont possibles. Il s’agit aussi de repenser ce que peut être l’action syndicale au XXIème siècle au service d’un humanisme concret et d’un réformisme qui sera le meilleur antidote à toutes les formes de violence. Enfin les mécanismes de participation et d’intéressement des salariés devraient connaître une nouvelle étape au service de la revalorisation du facteur travail dans notre continent. Considérons qu’il y a là l’autre dimension du contrat social européen qui s’ajoute à la dimension de sécurité. Le renouveau démocratique suppose, non pas d’accentuer les effets d’immédiateté dans la vie publique, mais au contraire de relier la citoyenneté aux enjeux de long terme, en donnant à chacun les moyens de comprendre et de s’exprimer, de se sentir partie prenante de la destinée collective. Les institutions de savoir, sous cet angle aussi, encouragées et soutenues par l’Union peuvent jouer ce rôle de dynamisation du tissu démocratique.

Enfin, la question écologique complète la question sociale car elle représente le nouvel horizon de l’action européenne. Elle referme aussi la boucle par laquelle cette réflexion collective a commencé en insistant sur les enjeux de sécurité reliés à ceux de l’environnement comme le détaille le chapitre “De la transition écologique à la sécurité climatique : le changement climatique et ses enjeux globaux, européen et national” (chapitre 9). Nous devons être lucides devant les scénarios très durs qui se présentent en raison du changement climatique. Ce sera aussi cela maîtriser notre destin : lutter, s’adapter, tout en ouvrant de nouveaux horizons. Ainsi pourra se déployer le nouveau contrat social européen.

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