Jouer de “sang-froid” ou se laisser porter par les émotions ? L’éternel paradoxe du comédien

Jouer de “sang-froid” ou se laisser porter par les émotions ? L’éternel paradoxe du comédien

Fut une époque, lointaine, où le comédien était considéré comme un double médiocre de l’orateur. Les temps ont changé, notamment grâce à Diderot, qui, dès les années 1750, incitait les acteurs à exprimer gestuellement leurs passions, avant de sembler tourner sa veste à partir de 1769 avec Paradoxe sur le comédien (remanié jusqu’à sa mort en 1784, et publié en 1830). Que nenni, nous informe Laurence Marie, enseignante à l’Université de Colombia (New York), qui explicite la pensée du philosophe des Lumières dans sa préface d’une nouvelle édition publiée chez Folio classique, rappelant qu’à travers sa thèse du “sang-froid”, Diderot ne condamne pas les émotions (maîtrisées) du comédien, mais “la séduction, sur scène et dans la vie, pour leur préférer “le vrai””.

Toujours est-il que, deux siècles plus tard, le débat sur le rapport du comédien et son rôle, entre sensibilité et détachement, n’a en rien perdu de son actualité, comme en atteste le nombre de témoignages d’acteurs recueillis par Laurence Marie dans ce Folio. Du côté des “anti-Diderot”, on citera Sarah Bernhardt (“Nous devons vivre nos personnages. Et rien n’est plus passionnant que de se quitter pour un autre être.”), Isabelle Carré ou Guillaume Gallienne, et, parmi les pro, René Simon, Jacques Weber (“Lorsque la représentation est belle […], c’est quand justement j’ai une parfaite conscience, très froide, d’être en train de jouer”), ou encore Michel Bouquet, qui pense que “l’acteur parfait est celui qui voit exactement ce qui se passe, dont le sang-froid est total pour diriger le mieux possible son travail”.

Michel Bouquet insiste : “L’homme acteur est toujours présent dans son travail…. Si un acteur se met à pleurer en scène parce que la souffrance de son personnage lui donne du chagrin, comme le dit Diderot, il va nous faire rire ou bien nous ennuyer. Mais si ce n’est que le personnage qui pleure – par l’entremise du comédien -, le public verra derrière l’acteur qui pleure l’acteur qui rit en faisant pleurer. Et j’irai jusqu’à dire que le spectateur n’est venu que pour ça.” Ariane Ascaride n’est pas loin de penser comme Michel Bouquet en constatant : “Une forme de dédoublement est obligatoire, car vous devez maîtriser ce que vous faites. Sinon, vous devenez fou, comme ces actrices qui jouent Les Bonnes de Genet avec la méthode de l’Actors Sudio, persuadées de devoir se laisser envahir par les émotions extrêmes afin d’atteindre la justesse du texte, et qui finalement basculent dans la folie.”

Dans “sa lancée”, Laurence Marie a interrogé 50 professionnels de la scène. Résultat, un livre, Les Paradoxes du comédien (Gallimard), riche en autant de contributions, dessinant, note sa maîtresse d’œuvre, une ligne continue et subtile, sans position tranchée, entre les deux extrêmes. Fanny Ardant, Loïc Corbery, Vincent Dedienne, Arnaud Desplechin, Natalie Dessay, Adama Diop, Aurélie Dupont, Alain Françon, Sylvie Guillem, Clément Hervieu-Léger, Catherine Hiegel, Thomas Jolly, , Macha Makeïeff, Daniel Mesguich, Alexis Michalik, Denis Podalydès, Didier Sandre, Fabrice Luchini (“le problème de Diderot, comme disait Jouvet, c’est qu’il n’est pas comédien”)… tout le gratin de la scène y va de ses confidences. L’excitante sensation d’être de l’autre côté du rideau.

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