Kaja Kallas : “La Russie de Poutine se construit une impitoyable machine de guerre”

Kaja Kallas : “La Russie de Poutine se construit une impitoyable machine de guerre”

Lorsque la Première ministre d’Estonie s’exprime sur de la Russie, elle sait de quoi elle parle. Sa propre mère a été déportée en Sibérie avec sa famille par Staline en 1949 alors qu’elle n’était qu’un bébé. Voisine de la Russie, la république balte aujourd’hui peuplée de 1,3 million d’habitants a en effet été occupée par l’Union soviétique pendant cinquante ans, jusqu’en 1991. Cheffe de gouvernement de centre droit depuis 2021, Kaja Kallas est l’un des soutiens les plus constants à l’Ukraine depuis le début du conflit. Son pays consacre d’ailleurs 1,28 % de son budget national à l’aide directe à Kiev, ce qui la place, en proportion, en troisième position dans le monde, après la Norvège et la Lituanie. De passage à Paris, le 2 mai, la Première ministre ne cache rien de ses inquiétudes.

L’Express : En Ukraine, l’armée russe semble traverser une bonne passe. D’aucuns redoutent une percée du front par les soldats de Poutine. Êtes-vous inquiète ?

Kaja Kallas : Je suis préoccupée depuis six mois, c’est-à-dire depuis que l’Ukraine n’a pas reçu l’aide qu’elle était censée recevoir. Maintenant que le congrès américain a débloqué cette aide, la question est de savoir à quelle date elle parviendra à bon port. Nous, en Estonie, nous avons envoyé toute l’aide militaire que nous pouvions envoyer. J’espère que d’autres feront de même. Je suis frustrée du fait que les Russes ont mis à profit les six mois de blocage de l’aide américaine pour se renforcer et passer à l’offensive. En même temps, nous avons peut-être été trop optimistes dans nos attentes en 2023. Alors, évitons d’être trop pessimistes en 2024.

Que savez-vous de la situation sur le front ?

En Ukraine, le moral n’est pas au plus haut parce que nous sommes déjà dans la troisième année de guerre et que, depuis six mois, les armements et les munitions parviennent au front au compte-gouttes. Cependant, la situation s’améliore doucement et les choses devraient évoluer en ce sens. Je pense que les Ukrainiens seront capables de résister en 2024 et qu’ils seront en mesure de repousser les Russes en 2025. En février à Paris, nous sommes tombés d’accord pour envoyer davantage de munitions : nous avons trouvé et puisé dans des stocks existants en différents endroits du monde. Nous continuons de débloquer des fonds. Les choses bougent mais il faudrait qu’elles aillent plus vite.

En mars 2023, vous avez lancé l’initiative européenne “1 million d’obus” pour l’Ukraine. Aujourd’hui, nous sommes loin du compte…

Sans donner de chiffres exacts, je peux dire que nous avions atteint plus de 50 % de l’objectif, mais il s’agit des promesses de dons, pas de livraisons effectives. C’est décevant mais, en même temps, je me dis que sans cette proposition ambitieuse, il n’y aurait pas eu d’élan du tout. En tout cas, cette initiative a mis en lumière nos lacunes. Aujourd’hui, chacun essaye de stimuler l’industrie de la défense pour produire davantage et plus vite. Nous sommes passés par une phase de réveil. Nous prenons maintenant conscience de la faiblesse de nos capacités de production. Ainsi, la part du budget européen consacrée à la défense s’élève seulement à 0,86 %. C’est insuffisant.

La première ministre d’Estonie Kaja Kallas et le président d’Ukraine Volodymr Zelensky en, janvier 12023 à Tallinn (Estonie)

Je rencontre beaucoup de gens dans l’industrie militaire et dans le domaine politique. Les premiers disent qu’il leur manque des commandes d’État fermes pour se projeter dans l’avenir et ils se plaignent que les budgets de défense n’augmentent pas significativement. Les seconds affirment que les industriels devraient se mobiliser plus vite. En fait, c’est l’histoire de la poule et de l’œuf… A mon avis, les deux parties devraient faire davantage. L’industrie devrait prendre plus de risques et anticiper les commandes tandis que les gouvernements devraient donner des signaux plus clairs afin de stimuler la production.

Tout cela n’est guère rassurant.

Et il y a un autre problème. Les investissements dans le domaine de la défense par la Banque européenne d’investissement sont limités par des textes qui interdisent de consacrer de l’argent à des équipements létaux. Avec quatorze premiers ministres européens, nous avons donc entrepris des démarches pour lever cette interdiction. En Estonie, nous procédons différemment : nous avons créé un Fonds d’investissement pour la Défense afin de permettre aux start-up de la tech – un secteur très dynamique dans notre pays – de passer à la vitesse supérieure et d’innover, notamment en matière de drones.

Que savent vos services secrets de ce que préparent les Russes ?

Moscou a augmenté son budget de défense de façon incroyable. Il s’élève à 6 % ou quelque chose comme ça. Les Russes sont passés en économie de guerre. Leur industrie militaire tourne au rythme des trois-huit. Cela signifie que, si la Russie l’emporte en Ukraine, elle disposera d’un gigantesque stock d’armes utilisable que, bien évidemment, elle s’empressera d’utiliser ailleurs en Europe afin de pousser son avantage. Cela devrait faire réfléchir les Européens qui se sentent peu concernés, ou éloignés du conflit en Ukraine.

La Russie se construit une impitoyable machine de guerre pour les décennies à venir. Ce sujet ne concerne pas seulement les pays frontaliers de la Russie, comme le mien, mais l’Europe entière. Nous faisons tous partie de l’Otan. Or, en cas d’agression, l’article 5 de l’Alliance atlantique s’appliquera [il prévoit la solidarité des autres pays membres avec le pays agressé]. Tout le monde doit y réfléchir.

Les Etats-Unis, L’Allemagne, le Royaume-Uni, les pays nordiques, la Pologne et le Canada sont les principaux pays donateurs d’aide à l’Ukraine. La France est loin derrière. L’Espagne et l’Italie encore plus loin. Qu’en pensez-vous ?

C’est le produit de la géographie et l’histoire. Certains collègues de l’Europe du Sud nous disent : “Oh, mais vous effrayez les gens en répétant qu’il faut dépenser encore plus pour la Défense européenne.” Mais ne pas parler du problème russe ne le fait pas disparaître. Au contraire, nous devons parler de la guerre en Ukraine et faire davantage d’efforts. Nous, Européens, sommes dans le même bateau. Nous devons nous mobiliser ensemble.

Que pensez-vous de l’interview de Macron dans The Economist ?

Elle est très bonne. Je l’ai lue et je me suis dit : “Mais ce sont mes mots ! J’aurais dit exactement la même chose !” En somme, Macron est Estonien ! Dans son propos, j’apprécie particulièrement l’idée d’ambiguïté stratégique qui consiste à ne pas exclure d’emblée la présence de soldats français en Ukraine. Laissons Poutine dans l’incertitude plutôt que de lui annoncer à l’avance nos intentions, comme cela a trop souvent été le cas depuis le début du conflit. Bref, je me retrouve parfaitement dans les propos de Macron.

La Première ministre d’Estonie Kaja Kallas et la président français Emmanuel Macron à l’Elysée en octobre 2023

La guerre est essentiellement une bataille entre des volontés. Vladimir Poutine semble déterminé à aller jusqu’au bout. Comment l’arrêter ?

Son objectif est extrêmement clair. C’est pourquoi il faut y prêter attention. Il veut tout simplement redéfinir l’architecture de sécurité en Europe selon ses propres règles. Il entend imposer l’idée que conquérir et coloniser un autre pays que le sien est légitime. Cela devrait alarmer tous les dirigeants européens car, déjà, nous assistons à la montée des tensions dans différentes parties du monde. Il s’est produit la même chose dans les années 1930 avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon (1931), l’annexion de l’Éthiopie par l’Italie (1934) et le rattachement forcé de l’Autriche à l’Allemagne (1938).

Avec le recul de l’histoire, nous savons maintenant que tous ces événements étaient connectés. Aujourd’hui, nous voyons des tensions se développer entre l’Azerbaïdjan et Arménie, en Géorgie, au Moyen-Orient, en mer de Chine. Désormais, c’est la crédibilité de l’Europe qui est en jeu. Tous les pays du monde, sur les cinq continents, nous regardent afin de voir si nous sommes capables, ou non, de permettre à l’Ukraine de résister à l’agression russe. Si tel n’est pas le cas, les conséquences seront incalculables.

Craignez-vous la progression de l’extrême droite aux élections européennes du mois prochain ?

Poutine espère que les forces antieuropéennes progresseront. La Russie fera tout pour influencer le scrutin en ce sens. Or l’extrême droite n’a généralement pas de programme autre que de s’opposer au pouvoir en place. Elle ne propose rien. Elle veut juste détruire, pas construire. C’est aussi le grand dessein de Poutine : il veut faire voler en éclat l’Union européenne. Pour cela, il attise les clivages, sème la zizanie, souffle sur les braises. Il sait que nous sommes plus faibles lorsque nous sommes divisés. On le voit avec la question palestinienne qui clive nos sociétés.

Les Russes suivent et étudient cela de près. Ce sont des experts en sciences sociales. Ils cherchent les foyers de conflits pour jeter de l’huile sur le feu. Dès qu’ils le peuvent, ils contribuent à hystériser les débats sur les réseaux sociaux où chacun croit détenir une vérité qui tient en une phrase, un slogan, un tweet. Personnellement, si quelqu’un affirme détenir une solution simple à un problème complexe, j’ai tendance à ne pas le croire. Les phénomènes complexes exigent des solutions complexes.

Le président chinois Xi Jinping, qui a noué “un partenariat illimité” avec Poutine en 2022, sera à Paris cette semaine. Qu’aimeriez-vous qu’Emmanuel Macron lui dise ?

Il est important pour l’Europe que la Chine ne soutienne pas la Russie. Il faut donc simplement rappeler à Xi Jinping que le principal marché de la Chine se trouve en Europe, pas en Russie. Je suppose que le président français et le chancelier allemand lui répètent ce message autant qu’ils le peuvent.

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