« Le Dernier des juifs », de Noé Debré : « On nous a dit : ‘Mais… vous allez garder ce titre ?' »

« Le Dernier des juifs », de Noé Debré : « On nous a dit : ‘Mais… vous allez garder ce titre ?' »

Les Bellisha, mère et fils, vivent tous deux dans un petit appartement d’une banlieue dont le nom n’est jamais précisé, mais où les tours posent le décor. Lui a 27 ans ; elle est malade, et très angoissée par leur situation de derniers juifs de la ville. Elle veut partir, fuir l’antisémitisme comme les autres l’on déjà fait… L’an prochain à Saint-Mandé ? Son fils, sorte de Charlie Chaplin des quartiers populaires, traverse ce crépuscule avec une désinvolture pleine de grâce. Ses déambulations sont émaillées de choses vues. L’affiche « Free Palestine » qui trône dans le bureau d’un élu local, lequel veut absolument organiser une « photo op » avec Bellisha pour démontrer qu’il n’y a aucun problème d’antisémitisme dans sa ville. Un tête-à-tête avec un jeune venu se réfugier dans son salon pour fuir la police – « Moi je n’aime pas les juifs. A part toi, qui es le seul que je connaisse. Ah, non, j’en connais aussi un autre, au foot. Lui aussi, je l’aime bien. » Les tags. Les cambriolages ciblés. Mais aussi la nostalgie d’un monde qui s’évanouit, les élans de solidarité, et les pâtisseries du voisinage. Ecrit et tourné avant le 7 octobre, Le Dernier des juifs saisit quelque chose de l’époque qu’aucun travail documentaire ne saurait restituer avec autant de justesse.

L’Express : Comment l’idée de ce film vous est-elle venue ?

Noé Debré : C’est un plan dans un court-métrage allemand – Masel Tov Cocktail – qui a été le déclic. Le scénario n’a rien à voir avec celui de mon film, mais en voyant simplement l’image d’un personnage juif au milieu d’un quartier avec des tours, je me suis dit que l’histoire des juifs des quartiers populaires n’avait pas été racontée. Quand la représentation artistique est en retard sur le réel, c’est qu’il y a un film à faire…

Sur la question du rapport entre art et politique, l’écrivain Nicolas Mathieu nous avait dit : « Dans la société, tout le monde se paie de mots, et les discours cachent tout. Et puis il y a des gens avec des affects, une sensibilité, qui tentent un travail de démystification. » Y a-t-il quelque chose de cet ordre dans votre démarche ?

Oui, il y a de ça. Cela rejoint le propos d’un autre écrivain que j’aime énormément, Philip Roth. Dans J’ai épousé un communiste, il fait dire à l’un de ses personnages : « Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature. » Selon moi, le cinéma doit chercher la même chose. Sortir du cas général pour rentrer dans le particulier : on y découvre toute la nuance de l’expérience individuelle. En tant que scénariste et réalisateur, je ne suis pas dans une démarche politique ou généraliste – même celle « d’aller contre les clichés », ou « de briser les tabous », comme on me complimente parfois. J’aspire seulement à raconter.

Comment avez-vous travaillé sur ce film ?

Je lis énormément de journaux, mais, en l’occurrence, ce n’est pas une bonne source pour la recherche artistique : un journaliste a déjà son scénario, et moi je suis censé écrire le mien. En revanche, avec un ami, Elie Benchimol, nous sommes allés à Pierrefitte, à Bagnolet, à Saint-Denis, à Stains… Nous y avons rencontré des habitants, avec qui nous avons longuement parlé. Ils nous ont dit parfois des choses d’une profondeur extraordinaire sans s’en apercevoir.

Par exemple ?

J’ai demandé à l’un de ces habitants, un VRP en pompes à chaleur, s’il lui arrivait de dire qu’il était juif quand des clients lui demandaient d’où il venait – ce qui est assez fréquent, quand on a un physique assez typé. Il m’a répondu : « Si on me le demande, je le dis sans hésitation. Comme si c’était tout à fait naturel. Si ce n’est pas un problème pour toi de le dire, ce ne sera pas un problème pour eux de l’entendre. » Je trouve que ça en dit long sur comment les gens gèrent de façon très fine le quotidien. Une autre chose qui m’a marqué, c’est cette famille à qui des voisins ont dit : « Il ne faut pas que vous partiez, car c’est quand il n’y aura plus de juifs que les gens vont devenir vraiment racistes. » Tout cela est dans le film. Je me suis fixé comme règle que tout ce qui serait dans Le Derniers des juifs se rapporterait à des choses que l’on m’a racontées, ou a minima que j’ai lues.

Vous avez écrit et réalisé le film bien avant le 7 octobre et l’explosion des actes antisémites qui a suivi…

J’ai été surpris de voir que certains semblaient encore découvrir la réalité de l’antisémitisme en France. Bien sûr, il y a eu une poussée des actes pendant plusieurs semaines, mais, en vérité, cela fait vingt ans que les choses sont ainsi. Pendant quelques années, le phénomène a été totalement ignoré. Le plus traumatisant à cet égard étant la tuerie de Mohammed Merah à l’école Ozar Hatorah, à Toulouse. L’indifférence avec laquelle le meurtre antisémite de trois enfants a été absorbé à l’époque m’a fait trembler sur mes bases. L’absurde théorie du « loup solitaire » tenait alors la corde. Et dans la manifestation en réaction à cette abomination, il n’y avait que des juifs et des drapeaux israéliens. Cela m’a bouleversé. Mais, depuis, je trouve qu’il y a eu une prise de conscience. Peut-être date-t-elle de janvier 2015. Les gens se sont dit : Charlie Hebdo et l’Hypercacher, c’est la même chose. En tout cas, politiquement, les choses ont changé. La façon dont les actes antisémites sont pris en charge dans le débat public – y compris dans les médias que lisent et écoutent les « bobos » comme moi – me paraît beaucoup plus éclairée. Regardez ce que vivent les Anglo-Saxons aujourd’hui : ils sont en retard sur cette prise de conscience.

La date de sortie du film était-elle déjà fixée au 24 janvier ?

Oui, et l’on a très vite exclu l’idée de décaler la date de sortie. La question se serait posée si l’on avait craint les malentendus. C’est-à-dire si ce qui se passait dans le monde et en France colorait le film d’une façon qui n’était pas celle de son propos original. Or ce n’est pas le cas. Au contraire. Nous sommes tombés d’accord, notamment avec Agnès Jaoui, qui a vécu les événements d’une façon encore plus douloureuse [NDLR : l’actrice a perdu deux membres de sa famille dans le pogrom du 7 octobre, et trois autres ont été pris en otage], sur le fait qu’une partie des Français avaient précisément besoin d’un objet auquel ils puissent s’identifier, et autour duquel se rassembler. Et que, peut-être, le film pouvait être cela.

Le titre a-t-il suscité des questions ?

Oui, certains exploitants nous ont demandé : « Mais… vous allez garder ce titre ? » Là aussi, nous étions assez sûrs de nous.

De quoi avaient-ils peur ?

Bonne question… que j’ai posée, vraiment, sans provocation aux distributeurs : « C’est quoi le problème avec le titre ? » Personne ne pouvait répondre. Je pense qu’il y a une fébrilité un peu abstraite autour de ces questions.

L’antisémitisme des banlieues reste tabou pour une partie de la gauche, qui voit dans sa dénonciation une stigmatisation des musulmans ou une façon de monter les Français les uns contre les autres. Avez-vous eu, dans tout le processus, à vous confronter à ce malaise-là ?

Franchement, pas tellement. Je m’attendais à plus. Ce film est né à un moment où la réalité de ce que je décris n’est plus remise en question que par une frange minoritaire de la gauche. En tout cas, dans le processus du film, personne n’a semblé tiquer, depuis les gens auxquels j’ai soumis le scénario jusqu’à ceux qui ont financé ou distribué le film. Je ne peux pas me plaindre. Cela étant dit, il est vrai que le sujet entraîne une fébrilité. On s’est posé des questions, y compris au sein de l’équipe. Par exemple, il y a ce personnage d’électricien qui, dès qu’il voit la mezouzah à l’entrée de l’appartement des Bellisha, refuse d’entrer pour faire sa réparation. La question s’est posée : quel visage lui donne-t-on ? Il y aurait eu un confort intellectuel ou politique à se dire « eh bien voilà, c’est un franchouillard » plutôt que quelqu’un d’origine maghrébine comme dans le film. Mais ça aurait été d’une hypocrisie dingue. C’était impossible.

Est-ce intimidant d’écrire sur ces sujets ? A-t-on en tête les critiques, les malentendus, les récupérations ? Car, dans la presse, c’est parfois le cas…

Je crois que nous ne sommes pas soumis aux mêmes critères. En art, tant que le résultat est bon, le champ du possible est bien plus large – contrairement au journalisme, où vous n’êtes pas rachetés par la qualité du travail. Il n’y a qu’à voir Clint Eastwood. Ou, plus proches, Blanche Gardin, Riad Sattouf… Leur liberté est folle, car personne ne peut nier leur talent.

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