“Les écolos ne connaissent rien à la nature” : rencontre avec l’écrivaine Françoise Chandernagor

“Les écolos ne connaissent rien à la nature” : rencontre avec l’écrivaine Françoise Chandernagor

Quand on parle de Françoise Chandernagor, on rappelle toujours qu’elle fut la première femme à sortir major de l’ENA, en 1969. On sait moins qu’elle fut également l’une des trois premières femmes à siéger au Siècle, en 1983. Le dîner de la célèbre association qui réunit les élites politiques, financières et médiatiques françaises avait alors lieu à l’Automobile Club, place de la Concorde. Depuis sa fondation en 1944, il ne rassemblait que des hommes. Les temps avaient changé et certains membres, dont Robert Badinter et Marceau Long, estimèrent qu’il était temps de se moderniser, ainsi que nous le raconte Françoise Chandernagor : “J’étais alors au Conseil d’Etat, dont je dirigeais l’un des services, et j’avais publié L’Allée du roi deux ans plus tôt. De plus en plus de gens voulaient qu’on teste des femmes au Siècle, mais leurs adversaires répondaient qu’il ne fallait pas en prendre car elles raconteraient tout à l’extérieur. C’était l’idée idiote que les femmes sont des bavardes impénitentes qui ne savent pas garder un secret ! J’ai fait mes débuts en même temps que Christine Ockrent et Michèle Cotta. Nous nous sommes bien tenues : nous n’avons pas craché dans nos assiettes, nous n’avons rien répété. Quand j’ai quitté le Siècle quelques années plus tard, la position des femmes s’était nettement améliorée…”

Fille d’André Chandernagor (qui fut député, ministre des Affaires européennes de Pierre Mauroy et premier président de la Cour des comptes), elle-même programmée pour briller dans la haute administration, l’énarque prometteuse a refusé des postes de secrétaire d’Etat et démissionné du Conseil d’Etat en 1993 : “Ma vocation, c’était l’écriture. Je voulais passer le maximum de temps dans ma maison de la Creuse, et il était hors de question que j’attende la retraite. Mes études auraient dû m’en éloigner – quelles études mènent en Creuse ? – mais grâce à mes livres j’ai pu y vivre.”

Aux palais de la République, Françoise Chandernagor aura donc préféré la presqu’île de Crozant et les tourbières du plateau de Millevaches. Dans L’Or des rivières, évocation tour à tour poétique et pittoresque de sa région préférée, elle mélange l’intimisme à la Proust et les grands espaces chers au nature writing des Américains (un genre littéraire qu’elle nous confesse n’avoir jamais lu). A ses yeux, la Creuse est plus belle que le Montana. Quand on lui demande à quelle filiation littéraire elle se rattache avec ce livre inclassable, elle se montre hésitante : “Je n’avais pas tellement de modèles. J’avais beaucoup aimé des récits autobiographiques d’historiens comme Jeanne et les siens de Michel Winock ou Composition française de Mona Ozouf, mais c’est différent… Dans Composition française, Mona Ozouf lie son enfance à la Bretagne sans vraiment chanter la Bretagne. Pour ma part, je voulais évoquer la figure de mon grand-père maternel, maçon creusois qui fut très important pour moi, mais aussi parler des paysages de cette Creuse que j’adore.”

Les “écologistes citadins”, ces “petits esprits”

“Il a atteint la Creuse !” : dans son livre, Françoise Chandernagor rit de cette expression jadis proverbiale dans le showbiz quand un disque ou un film avait atteint la France profonde. N’en déplaise aux Creusois les plus régionalistes, leur département demeure synonyme d’hyper ruralité. Ses deux plus grandes villes, Guéret et Aubusson, comptent respectivement 13 500 et 3 500 habitants. Qui vient s’installer dans les parages ? Vingt ans après l’arrivée de Julien Coupat et ses amis à Tarnac, non loin en Corrèze, le coin continue d’attirer diverses nuances de l’ultragauche, dont ne raffole pas Françoise Chandernagor : “Des zadistes ont récemment fait un truc honteux à Gentioux-Pigerolles : ils ont barbouillé le monument aux morts et y ont accroché un drapeau palestinien. Ce n’est pas convenable. Ces gens qui trouvent formidable d’être dans ce pays authentique y font des choses très inauthentiques. Ce sont des connards, on ne peut pas dire autrement.”

Avec son franc-parler légendaire, elle se moque aussi des “écologistes citadins”, qualifiés de “petits esprits” dans L’Or des rivières. Face à nous, elle enfonce le clou : “Je ne suis pas écolo au sens politique du terme – les écolos ont très mal tourné. Ils ne connaissent rien à la nature, et je déteste l’écologie punitive. Pour sensibiliser les gens, mieux vaut éviter de leur donner des leçons.” Bien que n’étant ni zadiste ni écolo, un certain Emmanuel Macron n’échappe pas aux sarcasmes de la bondissante vice-présidente de l’académie Goncourt. En 2017, alors que l’usine GM & S fermait à La Souterraine, Macron avait déclaré que ses ouvriers, au lieu de “foutre le bordel”, feraient mieux d’aller chercher du travail à Ussel. “Il est beaucoup trop techno, s’esclaffe Françoise Chandernagor, il y a 140 kilomètres entre La Souterraine et Ussel !”

L’impressionnisme a mieux saisi la Creuse que le macronisme. Claude Monet et Armand Guillaumin ont superbement peint Crozant et Fresselines. Littérairement, si l’on peut citer Gustave Geffroy, qui a fait découvrir la Creuse à Monet et présidé le prix Goncourt de 1912 à 1926, la grande figure reste la bonne dame de Nohant, George Sand, dont l’un des amants, Jules Sandeau, était né à Aubusson. Françoise Chandernagor, qui a visité une soixantaine de fois sa maison, lui rend ainsi hommage dans L’Or des rivières : “J’écris désormais sous le regard sévère des grands auteurs, gardant George Sand à ma droite pour que sa facilité d’écriture me stimule en cas de panne…” Lors de notre interview, elle précise : “Sand écrivait 50 pages par jour – qui dit mieux ? Bon, elle ne se corrigeait peut-être pas assez… J’aime beaucoup Histoire de ma vie, mais je suis surtout imprégnée de ses romans champêtres, que j’ai lus en premier. On se souvient de La Petite Fadette et de La Mare au diable, moins des Maîtres sonneurs, pourtant très beau.” Quid de Marcel Jouhandeau, originaire de Guéret ? “J’ai connu sa femme, un véritable pot de peinture ! Toujours trop maquillée, avec des tenues extravagantes. Elle avait été danseuse sous le nom de Caryathis et, à 80 ans, il lui en restait quelque chose. Les parents de Jouhandeau étaient bouchers dans le centre-ville de Guéret. Après la publication de Chaminadour, il n’osait pas retourner chez lui. Je ne suis pas folle de son œuvre… Il peint juste la province éternelle. Mais Guéret ne représente pas la Creuse, et ce n’est pas très beau, contrairement à Aubusson.”

Ce joli titre, L’Or des rivières, lui avait été soufflé par l’ancien président de l’Académie Goncourt François Nourissier, qui lui-même le tenait de Jean Paulhan, qui lui avait conseillé d’appeler un jour un livre L’Or de la Loire. Très attachée à la transmission, Françoise Chandernagor aime aussi honorer la mémoire de ses anciens compagnons de table chez Drouant : “J’ai connu Nourissier quand il avait déjà sa barbe blanche, son visage à la Victor Hugo. Nous étions voisins à Paris. Il avait une telle position de pouvoir dans le milieu littéraire qu’il était encensé à tous les coups par des gens qui rampaient à ses pieds, ce qui l’angoissait, et aujourd’hui il est tombé dans un trou noir injuste… Lisez A défaut de génie, remarquable, et Un petit bourgeois, Une histoire française, Le Maître de maison, Le Musée de l’homme, La Fête des pères, Le Gardien des ruines…” Autant de titres qui auraient pu coller au récit de Françoise Chandernagor : dans sa maison de maître datant de 1830, à l’abri des zadistes, elle est la gardienne de l’histoire creusoise.

L’Or des rivières, par Françoise Chandernagor. Gallimard, 301 p., 21 €.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *