Les fées, ses détracteurs, l’Académie française… Les confidences de Sylvain Tesson

Les fées, ses détracteurs, l’Académie française… Les confidences de Sylvain Tesson

Le bureau des Equateurs, sis au cinquième étage sans ascenseur d’un immeuble de la rue de la Harpe, sied parfaitement à Sylvain Tesson. Des cartes sont épinglées sur des murs de guingois. On dirait moins une maison d’édition qu’un repaire d’aventuriers. Sa casquette sur la tête, havane au bec, Tesson nous y reçoit avec sa bonne humeur habituelle. Son nouveau livre, Avec les fées, raconte un “voyage celto-atlantique” accompli de la Bretagne à l’île de Man en passant par le pays de Galles, l’Irlande et l’Ecosse. On y retrouve le personnage mi-Cendrars mi-Tintin de l’auteur, son esprit espiègle et poétique, son goût de la citation. Le sujet, en revanche, peut surprendre : quand il était parti pour le Tibet sur les traces de la panthère des neiges, on voyait où il venait en venir, mais sur celle des fées ? L’admirateur de Lord Byron et de T. E. Lawrence se prendrait-il soudainement pour un Peter Pan ésotérique ? “Pour mon livre sur la panthère des neiges, j’avais suivi le photographe Vincent Munier. Je pensais qu’elle était légendaire. Les fées, c’est pareil. Il faut que l’objet de votre quête soit suffisamment invisible et improbable pour que vous ayez envie de vous lancer. C’est la fameuse phrase de Paul Valéry, chère à Régis Debray : “Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ?” D’ailleurs, le principe de la quête du Graal dans le cycle de Chrétien de Troyes, c’est que le Graal reste impalpable, on ne sait même pas ce que c’est puisque Chrétien de Troyes a l’intelligence de ne jamais le décrire. Je vois dans les fées la nécessité d’échapper à la laideur du réel comme seule proposition de l’existence. Que je parle de la panthère des neiges ou des fées, je ne fais que donner un nom à l’objet d’une recherche continue qui s’appelle la vie.”

Les fans de Tesson louent sa célébration de la beauté du monde, ses détracteurs lui reprochent son côté antimoderne, voire carrément réactionnaire. On sait les liens quasi-filiaux qui l’unissaient à Jean Raspail, autre écrivain baroudeur (et royaliste assumé), qui fut lauréat du prix du Livre Inter en 1987 mais perdit définitivement la gauche avec la réédition augmentée du Camp des Saints en 2011. Au printemps dernier, au même titre que Michel Houellebecq et Yann Moix, Tesson était visé par un essai à charge du journaliste François Krug, Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire (Le Seuil). Dans l’époque de condamnations idéologiques qui est la nôtre, craint-il une annulation comparable à celle de son père spirituel ? “Cette accusation que je pencherais vers l’extrême droite, je la trouve tellement aberrante et insultante… Qu’est-ce que l’extrême droite historiquement ? Un chemin qui mène de l’idée à la violence, donc à la souffrance des gens qui en sont les victimes. Penser que c’est incarné par Houellebecq ou moi, c’est un peu court sur le plan intellectuel… J’ajoute que le livre était très mal écrit, en plus d’être assez peu informé. Mais je suis plein de compassion à l’égard de l’auteur. Il faut aider ce garçon à faire des études. Je pourrais peut-être lui payer une petite licence de sciences morales et politiques à la Sorbonne ?”

Si les attaques de ses ennemis le laissent de marbre, Tesson a été plus ébranlé par son accident, survenu il y a bientôt dix ans. Dans la nuit du 20 au 21 août 2014, il avait fêté à Chamonix la remise du manuscrit de Berezina aux éditions Guérin. Après le dîner, il s’était mis à escalader la façade du chalet de madame Guérin, et était tombé de dix mètres – traumatisme crânien, et deux semaines dans le coma avant de revenir parmi les vivants. Une décennie plus tard, quel bilan en tire-t-il ? “Ça a été un changement radical. J’ai vieilli précocement : en dix mètres, j’ai pris une vingtaine d’années – une accélération spatio-temporelle un peu rapide. Ça m’a obligé à ralentir mon mode opératoire, considérablement amoindri par les effets de la chute. On ne parcourt plus le monde en clopinant comme on le faisait en pleine possession de ses moyens sportifs. Quand le corps se traîne, le regard s’approfondit, on voit les choses différemment. J’ai dû mener une reconquête de moi-même, et ce retour à soi est un voyage, une odyssée au sens d’Ulysse, une ascension, une face nord. Ayant dû totalement arrêter de boire, j’ai aussi tenté de trouver une autre ivresse. En Russie, ils ont le zapoï, le juste dosage pour se maintenir en état d’ébriété pendant plusieurs jours d’affilée après avoir bu. Je cherche cela aussi, à ma manière…”

“En dix mètres, j’ai pris une vingtaine d’années”

Toujours sans enfants, et farouchement hostile au mariage, Tesson fait dans ses livres l’éloge de l’amitié. Dans Blanc, il allait skier avec deux camarades ; dans Avec les fées, il navigue accompagné de deux autres compères. On lui fait remarquer en riant que cela lui assure un point commun inattendu avec le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, auteur de 3 : une aspiration au dehors, où il érigeait en modèle absolu le trio amical qu’il forme avec Didier Eribon et Edouard Louis. Tirant sur son cigare avec un air pince-sans-rire qui rappelle son père, Tesson s’amuse : “Leur amitié a-t-elle pour objectif une conquête du pouvoir ? Cela est pour moi antinomique avec l’amitié. Or il n’est pas impossible que messieurs de Lagasnerie, Eribon et Louis soient du côté du réquisitoire… Je ne me prononcerai pas, je ne connais pas ces trois mousquetaires-là. S’ils forment une bande à part, cela me va très bien ; s’ils rendent la justice, alors c’est le Conseil supérieur de la magistrature – et je n’aime pas les magistrats. Ils font peut-être la guerre à trois, là où je préfère la guerre de Troie. Pour ma part, quand je me mets sous un chêne, c’est pour faire un feu ou pour bivouaquer avec des copains, pas pour rendre la justice.” Quand on lui demande quels sont ses alliés dans la jeune garde littéraire, Tesson cite spontanément trois noms : Philibert Humm (auteur en 2022 du savoureux Roman fleuve aux Equateurs) et “les frères Dalton de la mystique”, Pierre et Samuel Adrian. Avec ses tirages mirifiques, Tesson peut vadrouiller à sa guise, parfois avec ces derniers : “On ne parle pas d’argent en France, c’est un principe, mais il faudrait que je sois ultra snob pour me plaindre de mon succès. Cela me permet de financer des voyages abracadabrants dans des endroits compliqués, en rameutant des amis. J’ai une liberté de manœuvre fantastique. Le seul écueil de mon succès, c’est que ça m’attire des procès d’intention. Comment s’appelle déjà ce jeune garçon qui a raté son Deug de sciences morales et politiques… Ah oui, François Krug ! Enfin, tout cela n’est pas grave…”

Il se dit avec insistance dans le milieu que le bourlingueur préféré des lecteurs du Point et du Figaro Magazine pourrait trouver un port d’attache à l’Académie française, où siègent Rufin et un ancien grand ami de son père, Jean-Marie Rouart. L’intéressé botte en touche : “L’immortalité me fait peur : j’ai trop besoin de me sentir mortel, j’aime trop l’urgence de vivre, l’inconfort, la précarité existentielle – je ne parle pas de précarité sociale, dont je suis à l’abri. Et puis je n’aime pas les fauteuils… Si les académiciens s’asseyaient sur des sièges éjectables, alors d’accord, mais sur des fauteuils d’immortels, non !” Ce changement de mobilier n’étant pas prévu pour demain Quai Conti, qu’est-ce qui pourrait faire arrêter Tesson ? “L’amputation.” Cela lui ferait une fin à la Rimbaud. En attendant, il continuera de vagabonder sur ses semelles de vent.

Avec les fées, par Sylvain Tesson. Les Equateurs, 214 p., 21 €.

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