L’hôpital en crise : le “patient-brancard “, nouvelle jauge d’un mal profond, par le Pr Pialoux

L’hôpital en crise : le “patient-brancard “, nouvelle jauge d’un mal profond, par le Pr Pialoux

Les faits sont têtus mais difficilement quantifiables fautes de données statistiques fiables. Le sujet inquiète néanmoins de plus en plus les administrations hospitalières, les soignants et surtout les patients et leurs familles : les événements indésirables graves liés aux soins (EIGAS) – litote administrative pour parler d’un décès, ou d’une complication, survenus à l’hôpital et qui n’auraient pas dû survenir – ne cessent d’inscrire les urgences des hôpitaux dans la rubrique “fait divers” des journaux. Il y a Lucas, 25 ans, décédé dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre aux urgences de l’hôpital de Hyères après huit heures d’attente, victime d’un choc septique selon sa famille qui a déposé plainte pour homicide involontaire. Il y cette femme de 86 ans retrouvée le 2 janvier sans vie sur un brancard aux urgences du CHU de Nantes avec un diagnostic de Covid et des comorbidités. Josiane, 66 ans, morte d’un arrêt cardiaque le 8 février après dix heures d’attente aux urgences de l’hôpital d’Eaubonne (Val-d’Oise). Et le 14 février, cet homme qui aurait mis fin à ses jours après, dit-on, avoir passé … 10 jours sur un brancard aux urgences psychiatriques surencombrées du CHU Purpan à Toulouse.

Points communs de ces drames ? Des familles endeuillées et en colère, une administration qui se retranche derrière “l’enquête administrative ou pénale en cours” et l’organisation des fameuses RMM (Revue de morbidité et de mortalité), ces analyses collectives, rétrospectives de cas cliniques pour lesquels est survenu un EIGAS. Dernier stigmate de l’embouteillage des urgences qui gangrène l’hôpital public : la nouvelle unité de comptabilité morbide qu’est le “patient-brancard”. Qu’est-ce qu’un patient ou un lit-brancard, et de quel mal sont-ils le nom ?

Pour comprendre, il est utile de rappeler les règles qui régissent les flux des malades une fois passé le sas d’entrée des urgences. Les services d’accueil des urgences (SAU) sont ouverts sur la ville, 24 heures sur 24, sans possibilité de réguler le flux entrant, de fermer ce robinet dont le débit s’intensifie sous la poussée des déserts médicaux, de la raréfaction des urgences assurées par les médecins libéraux et du vieillissement de la population. La destinée du malade qui se présente est de rentrer chez lui quand cela est possible ou, s’il doit être hospitalisé, d’attendre qu’un lit se libère. Pour cela il faut qu’un second robinet s’ouvre, celui des services d’aval des urgences (médecine Interne, gériatrie, infectiologie…). Et donc qu’un lit y soit libéré par un retour à domicile ou un transfert vers un “lit de suite”, l’aval de l’aval donc (service de soins de suite et de réadaptation, Ephad, Samu social…) lui-même embouteillé. C’est le troisième robinet.

Un constat d’échec

Si le premier est largement ouvert les deux autres sont difficilement actionnables au quotidien. La faute, entre autres, à la tarification à l’activité (T2A) qui fixe comme marqueur d’efficience le taux d’occupation des lits à 100 % – un outil de gestion de l’hôpital entreprise datant de 2009 qui reste en vigueur en dépit des promesses et vœux d’Emmanuel Macron. Faute aussi aux 15 à 20 % de lits fermés par manque d’infirmier(e)s, et au vieillissement de la population. Dans mon service de maladies infectieuses, 87 % des entrants arrivent par les urgences. Mais du côté des transferts, cela bouchonne. Record pour 2023 : 259 jours d’hospitalisation pour un patient trop jeune, trop dément, trop précaire. Alors se sont greffées des réunions bi-hebdomadaire dites de “parcours complexes”, autre litote pour l’analyse avec les équipes sociales, au cas par cas, des options de sortie de ce que l’on nomme entre nous les “bed bockers”.

Les “lits-brancard” désignent donc les patients ayant consulté dans les services des urgences, dont la prise en charge médicale aux urgences est terminée et qui attendent, souvent dans des conditions précaires, qu’un lit se libère. Ils représentent un énorme stress au quotidien dans le flux tendu des arrivants pour les services des urgences. Plus encore, ils constituent une perte de chance pour les malades ainsi brancardisés voire placardisés. Une nuit passée sur un brancard augmente de 40 % le risque de mortalité des patients âgés selon une étude récente menée par des équipes de l’AP-HP, de l’Inserm et de Sorbonne Université. Ainsi le risque de mourir d’un patient de plus de 75 ans accueilli aux urgences et qui passe une nuit entière à attendre un lit dans un autre service, passe de 11,1 % à 15,7 %.

Sur le terrain que représente ce phénomène croissant des lits-brancards ? Prenons un hôpital à dimension humaine qu’est celui où je travaille (342 lits ouverts) : il y avait au décompte le 16 février dernier, à 7 heures, sur 120 passages aux urgences dans les dernières 24 heures, 18 patients-brancards (sur les 127 de l’APHP) dont 5 de plus de 75 ans pour un temps moyen d’attente d’un lit de 12 heures. C’est un constat d’échec qui se décline dans la plupart des établissements hospitaliers, en fonction du bassin de population. Comme le martèle, entre autres, le président de Samu-Urgences de France, le docteur Marc Noizet : “Il faut déclarer l’aval des urgences priorité nationale hospitalière”. Mais pour cela il est besoin d’une volonté politique qui ne se réduit pas au court-terme.

Pr Gilles Pialoux, infectiologue à l’hôpital Tenon (APHP), vice-président de la Société francaise de lutte contre le sida. Dernier ouvrage paru : Un don presque parfait, roman, Editions Mialet-Barrault (Janvier 2024)

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