Michelin et son “salaire décent” : l’histoire derrière l’annonce du pneumaticien

Michelin et son “salaire décent” : l’histoire derrière l’annonce du pneumaticien

“Le 21 mai 1928, votre camarade Cartier trouve la mort en pénétrant sur une piste en marche.” En lettres noires sur fond jaune, l’épitaphe a survécu à la rouille : elle s’affiche encore sur une plaque de tôle surplombant les anciennes pistes d’essai Michelin, au nord de Clermont-Ferrand, berceau du pneumaticien. C’est ici, dans l’enceinte de Cataroux, abandonnée depuis vingt ans, qu’étaient testées jadis l’adhérence et la résistance des gommes, montées sur de lourds chariots. L’un d’eux fut fatal. Et le souvenir de ce Cartier hanta des générations d’ouvriers.

Si l’accident survenait aujourd’hui, sur l’un des 121 sites de production Michelin disséminés sur la planète, la veuve du malheureux ne serait plus livrée à elle-même : elle toucherait, a minima, l’équivalent d’un an de salaire réel du défunt, et ses enfants une rente d’éducation jusqu’à la fin de leurs études supérieures.

Ce capital décès, valable partout dans le monde, est l’une des nouveautés dévoilées par le groupe. S’y ajoutent un congé maternité de quatorze semaines et un congé paternité de quatre semaines, payés à 100 %. Une couverture santé couvrant, outre l’hospitalisation, les consultations et les soins ambulatoires – banale en France, précieuse en Inde. Ou encore l’instauration d’un “salaire décent” pour les 132 000 collaborateurs du groupe, parfois bien supérieur au salaire minimum en vigueur dans chacun des 175 pays où opère “Bibendum”.

Le montant de la “décence” est établi par un tiers, l’ONG Fair Wage Network. Prenant en compte les disparités de niveaux de vie par zone géographique, ce living wage est censé permettre à un seul individu de pourvoir aux besoins essentiels d’un couple avec deux enfants : se nourrir, se loger, s’habiller, se soigner, éduquer les petits et se constituer une épargne de précaution. A cette aune, aucun salarié parisien de Michelin ne peut être payé moins de 39 600 euros par an à Paris – ou 25 200 euros à Clermont-Ferrand -, alors que le Smic se situe à 21 200 euros. Idem à Pékin où le salaire décent – 69 300 yuans – est deux fois supérieur au salaire minimum. A Greenville, aux Etats-Unis, le rapport est même de 1 à 3.

Cure de modernité

C’est en 2021, à la sortie du Covid, que la direction, inquiète de certains cas individuels, décide d’ausculter tous ses bulletins de paye. Verdict : “95 % des employés se situaient déjà au-dessus du salaire décent”, indique Florianne Viala, la directrice des rémunérations. Restait donc à mettre quelques milliers de personnes à niveau. Ce qui fut fait les deux années suivantes. Début 2024, la certification Global Living Wage Employer décernée par l’ONG couronne l’initiative, encore rare dans le CAC 40. Florent Menegaux, le patron du groupe, en est fier. “Pour qu’un salarié s’engage, il doit pouvoir se projeter, dit-il. Or, c’est impossible s’il est en mode survie.” Un mot fort, qui a poussé le Premier ministre, Gabriel Attal, à réagir sur BFMTV jeudi soir et promettre des annonces “dans les prochains mois” pour “désmicardiser” la France.

Après L’Oréal et Danone, pionniers sur le sujet, la firme auvergnate s’offre donc une cure de modernité. Utile lorsqu’on doit attirer quelque 10 000 recrues par an, dans une industrie perçue comme vieillissante. Pour en vanter les atouts, et les défis, Florent Menegaux n’est jamais avare d’une formule : “l’usine n’est pas un musée”, “le pneu ? un composite qui change la vie”, ou encore “l’entreprise, c’est d’abord une plateforme de développement humain”.

Convaincant lorsqu’il dessine l’avenir, le chef des “bibs” l’est moins quand il convoque l’histoire pour justifier sa démarche. “Michelin, rappelle-t-il, fait de l’innovation sociale depuis sa création”, en 1889. Crèche, école, clinique, maisonnette avec jardin : au tournant du XXe siècle, l’ouvrier de la manufacture baignait 365 jours par an dans la bienfaisance calculée des fondateurs, André et Edouard. Le prix de sa docilité au travail : les bavardages entre collègues, comme l’action syndicale, étaient sanctionnés. Ce paternalisme a façonné l’entreprise pendant des décennies. Il n’a pas grand-chose à voir avec l’audace dont elle fait preuve ici. Mais dans un groupe où le DRH met toujours un point d’honneur à se faire appeler “directeur du personnel”, les fantômes du passé ne sont jamais bien loin.

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