“Mon espace santé” : cette option par défaut qui risque de faire fuiter vos données médicales

“Mon espace santé” : cette option par défaut qui risque de faire fuiter vos données médicales

Des ballons de baudruche XXL, du personnel à chaque embrasure et quelques bouteilles de champagne, dont les “pop” ont résonné jusque tard dans la nuit. Ce jeudi 29 février, le ministère de la Santé fêtait en grande pompe les deux ans de “Mon espace santé“, ce carnet de santé en ligne qui permet de stocker et de partager les documents de santé. Il y a de quoi trinquer : après une gestation difficile, le dernier né de la numérisation des services publics séduit enfin les Français.

Rassemblés à la maison de la Chimie, près de l’Assemblée nationale, les quelque 300 convives présents ce soir-là ont ainsi pu apprécier la réussite du projet. 11 millions de Français ont activé l’outil depuis sa naissance en 2022, après le Ségur de la Santé. 220 millions d’ordonnances, d’analyses médicales et de comptes rendus y ont été déposés en 2023, soit la moitié des écrits sanitaires produits dans l’année. Une “excellente utilisation du numérique”, s’est félicitée la ministre du Travail et de la Santé, Catherine Vautrin.

La ministre de la santé Catherine Vautrin était l’invitée d’honneur des deux ans de “Mon espace santé”

Devant les petites mains de l’Assurance maladie et quelques médecins et industriels triés sur le volet, la ministre, venue clôturer la cérémonie, a également loué l’ardeur à la tâche des équipes en charge du projet. L’initiative avait en effet suscité d’importantes résistances, jusqu’au sein des institutions elles-mêmes. “Au début de l’aventure, on portait plus une croyance qu’autre chose”, a confié Olivier Clatz, le pilote du projet, ancien entrepreneur dans l’intelligence artificielle médicale.

Quinze ans d’échecs

Car, il faut bien le rappeler, jusqu’à présent, toutes les tentatives de numérisation du carnet de santé avaient échoué et la France avait pris un important retard par rapport aux autres pays occidentaux. L’ancienne mouture de la plateforme, le “Dossier médical partagé”, a même dû être abandonnée, faute d’utilisation. Si les améliorations d’ergonomie ont beaucoup aidé le “bébé” à grandir, c’est surtout la méthode employée pour lui faire engranger des utilisateurs qui porte aujourd’hui ses fruits.

En effet, pour éviter le syndrome de la “coquille vide”, le gouvernement a opté pour une ouverture de compte par défaut. Une stratégie radicale, à l’opposé des standards usuels en matière de données personnelles. “Face aux échecs précédents, nous avons compris que si on voulait que ça marche, il fallait changer de paradigme et considérer la plateforme comme un service public à part entière, donc, de fait, universel”, précise Hela Ghariani, déléguée ministérielle au numérique en santé.

Plutôt que d’inciter les utilisateurs à s’inscrire, les patients doivent à l’inverse signaler s’ils ne veulent pas de l’outil, ou en restreindre l’accès. Résultat, pas moins de 58 millions de Français ont un profil ouvert, mais ne s’y sont jamais connectés. Combien d’entre eux ignorent que leurs médecins alimentent en continu leur espace santé et ce qu’eux-mêmes y soient déjà allés ou non ? En marge des embrassades, le tour de force embarrasse : “Il y a de quoi nuancer la réussite qui nous est contée”, glisse Agnès Giannotti, présidente de MG France, principal syndicat de médecins généralistes.

Une stratégie radicale

Selon le ministère, la technique doit permettre d’éviter une médecine à deux vitesses. Il risquerait sinon d’y avoir, d’un côté certains patients pour qui l’on pourrait en quelques secondes consulter l’historique médical, et d’autres qui devraient venir avec leur paperasse sous le bras, à chaque rendez-vous. Car, avec Mon espace santé, l’enjeu n’est pas seulement la simplification administrative : la plateforme doit aussi faciliter le soin et, à terme, aider au diagnostic en fournissant les informations utiles aux médecins.

Reste que cette méthode pose d’importants problèmes de confidentialité. Les utilisateurs qui n’ont pas activé leur compte autorisent par défaut, et souvent sans même le savoir, n’importe quel praticien à pouvoir consulter leur dossier. Le risque : que des soignants malveillants utilisent à mauvais escient les informations qu’il contient, dans le cadre de conflits personnels par exemple. Cela n’a rien d’un fantasme : durant la crise sanitaire, des médecins avaient bel et bien profité de leur accès aux outils numériques pour savoir si Emmanuel Macron était vacciné.

Pour éviter ces situations, une notification est immédiatement envoyée à l’assuré, par voie postale ou par e-mail, lorsque son dossier est consulté, précise le ministère. Mais ces notifications sont par définition envoyées après coup, une fois que les informations qu’il contient ont été lues… “Jusqu’à présent, aucune plainte n’a été recensée, les patients nous remercient plutôt lorsqu’ils découvrent que l’outil a aidé à leur prise en charge”, défend Hela Ghariani.

Les Français peuvent aussi restreindre l’accès à Mon espace santé, bloquer un praticien ou moduler un à un l’accès à leurs documents. Si leur carnet numérique contient des informations qu’ils jugent sensibles ou qu’ils n’ont pas envie de partager largement, comme leur état de santé mentale, un IVG, ou toute autre pathologie, ils ont donc tout intérêt à se connecter, pour faire le tri entre les données qu’il souhaite garder strictement confidentielles, et celles qui seraient accessibles à tous les médecins. Mais si ce paramétrage est possible, encore faut-il le savoir, et le mettre en œuvre.

De fragiles garde-fous

Ces garde-fous seraient suffisants pour dissuader les praticiens trop curieux, assure-t-on à la maison de la Chimie. “Les fautifs s’exposeraient par ailleurs à des poursuites pénales et déontologiques”, indique Pierre de Bremond d’Ars, président du collectif de médecins No Fake Med, médecin généraliste, et membre d’un des groupes de travail chargé de faire remonter les observations liées à l’utilisation de la plateforme. L’accès aux données est par ailleurs restreint pour les pharmaciens ou les kinés, qui n’ont pas forcément besoin de brasser les historiques médicaux des patients.

Le ministère assure que la Cnil a approuvé ces accès par défaut, alors que d’ordinaire le consentement n’est jamais donné a priori. “C’est un principe dérogatoire prévu par le code de santé publique et compensé par la règle du secret professionnel. Si le secret est enfreint, il y aura des sanctions”, détaille Hela Ghariani. Reste que cette facilité d’accès interroge : avec Mon espace santé, des médecins assureurs qui auraient aussi une activité en libéral pourraient par exemple se renseigner sur les habitudes de santé de leurs assurés.

A l’anniversaire de la plateforme, l’heure n’était pas à l’autocritique, mais aux grands espoirs. Emballée par le bilan du “bébé”, conçu avant son arrivée, la ministre de la Santé a indiqué qu’elle souhaitait “aller plus loin”, et croiser, par exemple, les différentes bases de données des médecins, pour suivre au plus près la demande de certains médicaments. De quoi mieux lutter contre les pénuries qui se succèdent ces dernières années, ou alimenter des algorithmes médicaux.

Devant un amphithéâtre complet, les développeurs de Mon espace santé ont aussi fait part d’un rêve à leur auditoire : que l’initiative, que l’on jugeait autrefois impossible, inspire, dans les autres ministères. Car sinon, explique-t-on sous les applaudissements d’une salle conquise par avance, toutes ces données, que l’ère du numérique crée irrémédiablement, finiront entre les mains des géants de la Tech. Or, on le sait bien, les conditions générales d’utilisation de ces outils-là, personne ne les lit non plus.

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