“Mon premier vrai choc littéraire…” : Frédéric Taddeï, itinéraire d’un lecteur éclectique

“Mon premier vrai choc littéraire…” : Frédéric Taddeï, itinéraire d’un lecteur éclectique

Ne faisant jamais rien comme tout le monde, Frédéric Taddeï publie… 15 livres en même temps. Et ce n’est pas fini : en cas de succès, les Birthday Books devraient compter 40 titres, un par âge, de 15 à 54 ans. Un pari pour l’éditeur, Grasset, qui a déjà imprimé 250 000 exemplaires pour lancer cette nouvelle collection de petits volumes peu chers (8 euros), parfaits quand on cherche un cadeau d’appoint pour un anniversaire. Avec sa décontraction habituelle, l’animateur nous explique le concept dans un café du Marais où il vient de s’installer : “L’âge est l’angle mort de l’Histoire, de toutes les histoires. On nous dit constamment à quelle date s’est passé tel ou tel événement, mais sans préciser l’âge des acteurs, alors que c’est essentiel. Si vous tapez ‘1972’ sur Google, vous aurez plein de résultats, mais rien avec ’37 ans’. Par les Birthday Books, j’ai voulu présenter âge par âge où en étaient les uns et les autres – qui était mort, qui n’avait pas encore trouvé sa voie, qui était déjà fini. On est souvent surpris ! On imagine ainsi que c’est à un vieillard que l’on doit Mignonne, allons voir si la rose, alors que Ronsard n’avait que 20 ans quand il a écrit ce poème. A l’inverse, Chandler avait 50 ans quand il a écrit en trois mois son premier roman, Le Grand Sommeil. Chaque Birthday Book est un guide culturel génial : vous prenez le volume qui correspond à votre âge, et vous savez où en étaient les personnalités. Par exemple, si vous avez 28 ans et que vous vous intéressez à la littérature, c’est le moment de lire ou de relire Les Chouans, de Balzac, Les Nourritures terrestres, de Gide, ou L’Etranger, de Camus…”

Frédéric Taddeï a aujourd’hui 63 ans. En écho à sa collection, on lui propose de revisiter les différentes étapes de sa vie de lecteur, laquelle a commencé quand il avait 10 ans : “Mon premier vrai choc littéraire a été Le Passe-muraille, de Marcel Aymé, trouvé en livre de poche sur la plage arrière de la voiture d’un ami de mon père. Quand, en sixième, ma prof de français nous a fait étudier Les Contes du chat perché, j’ai eu le sentiment d’une insupportable régression : je connaissais déjà les nouvelles pour adultes ! J’ai dévoré tout Aymé, un formidable styliste avec beaucoup d’humour.” Si l’on suit l’ordre chronologique, son adolescence est marquée par L’Homme invisible, de H. G. Wells, Lovecraft, Pagnol, Papillon, d’Henri Charrière, En attendant Godot, de Beckett (“merveilleusement métaphysique”), Koestler, Bel-Ami, puis tout Maupassant, Kafka, Céline et Dostoïevski.

A 20 ans, aimant autant Cioran qu’Elsa Triolet et John Kennedy Toole que Marguerite Duras, Frédéric Taddeï se passionne surtout pour Martin Eden, de Jack London, et L’Envers du paradis, de Fitzgerald : “Dans ma jeunesse, je voyais les films et les romans comme un catalogue d’expériences vécues. Les femmes de ma vie, je les avais déjà rencontrées dans des romans – et c’est parce que je les avais rencontrées dans des romans que j’ai réussi à les séduire, car je les connaissais ou les devinais par recoupement… Avec les romans, on bénéficie de l’expérience des gens les plus géniaux du monde : les grands écrivains sont d’excellents coachs ! Je tiens Martin Eden pour un roman d’initiation fondamental, mais le destin de Fitzgerald me plaisait plus. Réussir jeune, s’autodétruire et mourir pas trop vieux, ça me semblait un bon programme. Je n’ai hélas rien fait de tout ça…” Après s’être imaginé un temps écrivain comme l’auteur de Gatsby le Magnifique, Taddeï y renonce à 25 ans, âge auquel il lit Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, et Le Quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell.

“Avec tout ça, je n’ai toujours pas lu Chateaubriand”

Que faire de sa vie ? A 29 ans, Taddeï n’a encore jamais travaillé quand il crée son propre magazine, Maintenant. Cela lui permet d’être remarqué par Jean-François Bizot, qui l’engage pour lancer une nouvelle formule d’Actuel, où il s’occupe des pages “livres” : “En 1992, j’ai été le tout premier journaliste à repérer Hygiène de l’assassin, d’Amélie Nothomb. Je me souviens d’un déjeuner à la Bastille avec Bizot et les deux jeunes romancières que je trouvais alors intéressantes : Amélie et Lisa Bresner, qui s’est plus tard suicidée… Bizot voulait qu’elles écrivent dans Actuel. Amélie n’était pas intéressée et croyait avoir trouvé la parade en proposant des sujets délirants sur les nerds japonais. Pas de chance, ça a plu à Bizot ! Mais Amélie n’a finalement jamais collaboré à Actuel…” Volontiers fêtard, Taddeï confonde avec un autre Frédéric, Beigbeder, le prix du roman nul et le prix du roman bien, dont la remise a lieu au Travellers. Ce prix potache devient en 1994 le prix de Flore, dont le jury fait émerger une nouvelle génération (Houellebecq, Jaenada et Despentes l’ont reçu entre 1996 et 1998) : “Le lauréat dont je suis le plus proche est le tout premier, Vincent Ravalec – un très bon copain que je vois régulièrement. Virginie Despentes est très emblématique de l’époque. Vincent l’était à ses débuts, avec Cantique de la racaille ; Virginie l’est restée au fil des décennies. Jaenada, quant à lui, ne révolutionne pas la littérature, mais il a un vrai style, immédiatement reconnaissable.”

En 1998, à 37 ans, Frédéric Taddeï est aux manettes de Paris dernière, où les écrivains sont souvent à l’honneur : “Le modèle de l’émission, c’était Le Fanfaron : un type dans une bagnole qui emmène les autres. J’étais Vittorio Gassman, celui qui a les clefs. Je me souviens de Guillaume Dustan, très drôle dans une backroom homo, où il expliquait que les hétéros ne savaient pas ce que c’est que le sexe, et des cocktails chez la mère de Jérôme Béglé où il y avait Beigbeder, Patrick Besson, Houellebecq, François Gibault, Nabe…” On sait que Marc-Edouard Nabe fut un grand ami de Taddeï, qui l’avait rencontré en 1991, à la parution de Nabe’s Dream. Depuis quelques années, ils sont brouillés.

2006. A 45 ans, le Gassman du PAF se retrouve au volant d’une encore plus grosse cylindrée, à savoir Ce soir (ou jamais !), une émission qui durera dix ans et reste sans égale. Si la trentaine avait été pour Taddeï une décennie vouée aux romanciers contemporains et aux classiques (Dumas, Tolstoï, Stendhal, Flaubert, etc.), la quarantaine le voit privilégier les essais. Sur le plateau de Ce soir (ou jamais !), on ne croise pas que des “cerveaux malades” (pour reprendre l’expression de Patrick Cohen). Les intellectuels, y compris étrangers, y sont à la fête. Défilent ainsi Umberto Eco, Jeremy Rifkin ou Joseph Stiglitz. Taddeï confronte l’establishment aux contestataires, convie des proches (Régis Debray), remet à la mode Edgar Morin. Emmanuel Todd, qui était fâché avec la télévision, y revient. De Geoffroy de Lagasnerie à Eugénie Bastié, des débutants de tous les bords s’y font connaître. Un autre ami de l’animateur, Alain Badiou, fait sa première télé avant d’avoir un best-seller (De quoi Sarkozy est-il le nom ?). Le Capital au XXIᵉ siècle, de Thomas Piketty, démarre aussi là-bas. Quels essais ont vraiment marqué Taddeï ces dernières années ? Il nous conseille quatre titres : La Médiocratie, d’Alain Deneault, Voyage en misarchie. Essai pour tout reconstruire, d’Emmanuel Dockès, Le Plus Grand Menu du monde, de Bill François, et Féminicène, de Véra Nikolski. Avant de nous quitter, il nous glisse cette confession : “Avec tout ça, je n’ai toujours pas lu Chateaubriand.” Pas de panique : puisqu’il aime lire les livres à l’âge ou leurs auteurs les écrivaient ou les publiaient, il aura la vie éternelle pour se plonger dans les Mémoires d’outre-tombe.

Collection Birthday Books, par Frédéric Taddeï, 15 titres en librairie. Grasset, env. 90 p. chacun, 8 €.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *