Mon souvenir des JO : Colombe Schneck et l’immense Mark Spitz

Mon souvenir des JO : Colombe Schneck et l’immense Mark Spitz

Je me souviens qu’en septembre 1972 Mark Spitz est devenu, avec ses sept médailles d’or, le plus grand nageur de l’histoire des Jeux, et qu’il était juif, et que, du haut de mes six ans, cela n’allait pas ensemble. À six ans, je pensais qu’un homme juif était un homme comme mon père, mon oncle, mes grands‐pères morts avant ma naissance, mais que j’imaginais sur le même modèle ; un homme à la chair molle qui craignait d’être constipé ou sujet aux migraines. La pratique de leur corps, tel qu’il m’était familier, se limitait à l’expérience de la maladie, le discours à celui de la plainte et à comment soigner ce corps qui fonctionnait de travers. Un corps juif était frêle, souffreteux, la peau trop claire, sans muscles, ne connaissait pas d’autres sports qu’une lente marche digestive en forêt le dimanche après‐midi ou l’exploration à petits pas d’un musée ou d’une boutique de pullovers. Cette absence d’enveloppe était compensée par leurs cerveaux, ils lisaient des livres et racontaient des blagues. […]

J’étais une enfant qui avait parfaitement intégré les codes antisémites classiques, un juif était un être à l’anatomie dévirilisée méritant d’être exterminé. Et arrive Mark Spitz, son corps doré et victorieux de cette fin d’été 1972. Il était donc possible d’être juif et de ne pas être comme mes parents, splendides platoniciens célébrant leur âme et méprisant leur corps, mais de s’investir entièrement dans ce corps, de le prendre, de manière nietzschéenne, pour maître ? […]

Lorsque, le 27 août 1972, il se tient pour la première fois sur le plot numéro quatre, réservé à celui qui a obtenu le meilleur temps des séries, et qu’il doit s’élancer pour le 200 mètres papillon, il est obsédé par une ombre qui constamment l’aspire. Quand il croit s’en débarrasser, elle le nargue, “tu n’y arriveras pas”, lui rappelant comme preuve son échec quatre ans auparavant aux JO de Mexico. Il avait dix-neuf ans, détenait le record mondial dans cette discipline, et avait fini huitième et dernier, battu par son compatriote Carl Robie. Ce dernier avait levé le doigt vers lui, s’exclamant : “Désormais, c’est moi le champion américain !” Cette place de dernier ne disparaîtra jamais. Quand il l’évoquera, cinquante‐trois ans plus tard, interrogé au bord de cette même piscine de Munich, l’allure haute et les épaules courbées d’un homme de soixante‐seize ans, il affirmera : “Ce qui s’est passé à Mexico, c’est comme si cela était arrivé il y a six heures.”

Mark Spitz

Mark Spitz n’est pas Othello

Le 27 août 1972, il sait que cette ombre peut l’empêcher de gagner à nouveau. Nos pensées noires et invisibles sont les plus destructrices, parce qu’elles sont justement cachées, on ne s’en méfie pas, on croit pouvoir faire avec, les battre sans que personne s’en aperçoive. On est le plus souvent comme Othello, le vainqueur qui donne toujours le change, montre sa force, masque sa peur qui finit par le briser. Mark Spitz n’est pas Othello à s’illusionner sur sa solidité, il observe ses tourments de face et cherche un moyen de les contourner afin de ne pas être emporté par eux. Il n’a que quelques secondes, avant le départ, sur ce plot numéro quatre, pour déplacer la pression et la peur au bon endroit, pas dans ce passé mexicain pourri, mais là où il est possible pour lui de vaincre. Il se décale, se transportant à un récent entraînement où il a atteint un record mondial, se souvient de l’échauffement qu’il a pratiqué ce jour‐là, répétant les mêmes mouvements des bras et des jambes. Il n’est plus à Munich, mais dans ce lieu confortable, familier, où il est à l’aise, et il plonge et avance et bat un nouveau record mondial et gagne sa première médaille d’or individuel. […]

En sept jours, il participe à quatorze courses, cela signifie qu’à peine une course terminée il enchaîne sur une autre. Entre deux épreuves, il dispose d’une heure trente pour recevoir sa médaille, boire, pisser pour le contrôle antidopage, manger, se reposer, s’échauffer. Il ne peut pas réfléchir à ce qui lui arrive, il n’a pas le temps d’être heureux de sa victoire, d’en profiter. Il monte pieds nus, ses baskets à la main qu’il n’a pas eu le temps d’enfiler, sur le podium pour sa deuxième médaille d’or individuel, le 200 mètres nage libre, et il les lève en signe de victoire. Il est dans la foulée accusé de faire de la publicité clandestine pour une marque, une possibilité d’exclusion, la rumeur l’atteint, les juifs et l’argent. […]

“Cet abat‐jour a peut‐être été fabriqué avec l’une de mes tantes”

Enfin a lieu l’épreuve reine, celle qui fait de vous le nageur le plus rapide du monde, la seule où il n’est pas favori, la seule où il ne plonge pas du plot numéro quatre, mais du trois. Elle a lieu le 3 septembre 1972, une date qui renvoie vers cette terreur qui reste dans les mémoires, septembre 1972, Munich, Septembre noir, onze morts, ce sera dans deux jours. Mark Spitz peut encore se montrer innocent, affirmant : “Je n’ai aucun problème avec l’Allemagne, ce qui est arrivé appartient au passé, je n’étais pas né.” Il ne part pas doucement, espérant se réserver pour le sprint final comme il a l’habitude de le faire, il s’élance très vite et gagne sa septième médaille d’or, il est le meilleur olympien de tous les temps.

Et cet homme triomphant a fait sa barmitsva, a jeûné pour Kippour, a ressenti la honte, le dire ou pas, la peur qui vous rattrape. En arrivant à Munich, il n’avait pas pu s’empêcher de s’exclamer, pointant une lampe posée à côté de lui : “Cet abat‐jour a peut‐être été fabriqué avec l’une de mes tantes.” Le 5 septembre dans la matinée, un policier vient le chercher pour le prévenir, vous ne pouvez pas rester, vous allez être évacué en cachette vers Londres, puis vers chez vous aux Etats‐Unis, vous êtes pour les terroristes une cible. Son corps doré ne l’immunise pas d’être juif.

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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