Non, le soja n’émascule pas : à l’origine du mythe du “soy boy”

Non, le soja n’émascule pas : à l’origine du mythe du “soy boy”

L’extrait dure 12 secondes. On y voit l’acteur américain Nicholas Braun, dans la peau de Greg Hirsch, le cousin niais et envieux de Succession (HBO). Avec son mentor, Tom Wambsgans (Matthew Macfadyen), il forme le duo culte de la série à succès qui dépeint les luttes intestines d’une famille d’héritiers. A l’image, le premier, toujours gémissant, se plaint d’avoir été traité de “soy boy”. Le second, rétorque, pince-sans-rire : “Tout va bien, c’est un safe space, ici”.

12 petites secondes, quatre répliques. L’essence des luttes autour du genre qui déchirent les États-Unis, plein phare. Tout y est : du “safe space”, concept d’espace inclusif cher à la gauche contemporaine, utilisé ironiquement par un capitaliste manipulateur et adepte de l’humiliation, à la notion de “soy boy”, une insulte en vogue outre-Atlantique chez les masculinistes et conservateurs. Ils s’en servent pour rabaisser les hommes qui ne seraient pas assez virils.

@hbo

My sweet, soy Greg. #succession #cousingreg

♬ original sound – HBO

La scène, publiée à l’automne 2022, cumule plusieurs millions de vues en ligne. Elle marque l’incursion de l’expression “soy boy” dans la culture populaire. Lancée par des forums sur Internet comme 4Chan, il y a une dizaine d’années, elle se réfère à une croyance populaire : manger du soja donnerait l’apparence d’une femme, tuerait la virilité de ces messieurs. La star de Dune, Timothée Chalamet, ou encore l’acteur français Swann Arlaud (Anatomie d’une chute), seraient des “soy boys”, croient savoir ces internautes.

Musculation, drague et influence russe

L’expression s’est aussi faufilée dans des vidéos de musculation, des tutoriels de drague et jusque sur les comptes TikTok d’influenceuses russes, qui vantent, en Français, les macho men. On peut la lire sur des lettres de menaces envers les élus au Royaume-Uni. A ce sujet, la science est affirmative : non, le soja, consommé avec raison, ne donne pas un visage féminin et ne coupe pas la force. Mais la plante d’origine asiatique a, il est vrai, une réelle incidence sur les hormones des humains. Si bien qu’elle fait l’objet d’intenses controverses scientifiques depuis une vingtaine d’années.

Au cœur du maelstrom : la professeure Catherine Bennetau-Pelissero, spécialiste de la question en France. Elle fait partie des premières scientifiques à avoir alerté sur les conséquences d’une consommation excessive de soja chez les nourrissons, durant leurs 12 premiers mois. Dans les années 2000, cette physiologiste à l’université de Bordeaux s’est aperçue, avec d’autres chercheurs, que les enfants qui avaient ingéré beaucoup de lait de soja à cet âge présentaient plus souvent certaines pathologies de l’appareil reproducteur, ou des règles perturbées, une fois adultes.

S’en suit un “pataquès”, comme dit la scientifique. A l’époque, elle est contredite par ses confrères. “Les spécialistes américains me disaient que si le soja pouvait avoir un tel effet, on l’aurait vu chez les Asiatiques, car ils en consomment beaucoup”. Elle n’en démord pas. Les petites graines germées contiennent des phyto-oestrogènes, des molécules similaires aux hormones féminines. A très fortes doses, elles détraquent bien la souris et le singe. Pourquoi pas l’homme ?

Testicules atrophiés

Les laboratoires aux Etats-Unis refont leurs analyses. Ils tombent sur la même conclusion. Depuis, une dose limite figure dans les recommandations nationales, américaines comme françaises. Celles-ci s’adressent aussi à la femme enceinte. A priori, le fœtus est protégé. Il dispose de filtres qui bloquent la tempête d’hormones de la gestation. Mais, “il reste préférable, par mesure de précaution, de s’abstenir d’(en) consommer”, écrivait notamment le Haut conseil de la santé publique, dans un avis publié en 2022 sur le sujet.

Jusqu’à 12 mois, nous vivons une “mini-puberté”, prologue de l’adolescence. Les hormones sexuelles se bousculent. Puis elles prennent congé, le temps de l’insouciance. Une très forte quantité de soja peut perturber ce processus. Les adultes sont, de fait, épargnés, mais des surdosages peuvent survenir. Comme cette histoire rapportée en 2022, dans la revue japonaise Internal Medecine. Un homme s’était mis à boire plus d’un litre de lait de soja par jour pendant trois ans. Ses seins ont poussé ; ses testicules se sont atrophiés.

Les masculinistes n’avaient donc pas tiré leurs croyances de leur chapeau. Pas de quoi, en revanche, changer la morphologie du visage. “L’alimentation n’est pas une source d’hormones suffisante pour modifier nos caractéristiques faciales. Nos visages sont relativement figés après l’enfance”, détaille Sari van Anders, chercheuse en endocrinologie et genre à Queen’s University. D’autant plus que certains aliments peuvent à l’inverse, toute proposition gardée, réduire la quantité d’oestrogène, l’hormone des femmes. Et donc, contrebalancer l’effet du soja.

Le mystère asiatique

Reste qu’une consommation excessive de soja pourrait, semble-t-il, accentuer le risque d’infertilité, ou de certains cancers, et ce, même à l’âge adulte, selon la littérature scientifique. Celle-ci n’est cependant pas très étayée : impossible de tester ce genre de choses sur l’homme, au risque de l’exposer sciemment aux dangers. Mais, là encore, les autorités sanitaires estiment qu’il vaut mieux prendre ses précautions. Elles recommandent de manger du soja avec modération.

Depuis, Catherine Bennetau-Pelissero s’est échinée à comprendre pourquoi en Asie, on n’est pas plus malades qu’ailleurs. Selon les études scientifiques sur la question, la différence tiendrait de la tradition. En Asie, la graine a d’abord été consommée lors des famines et des guerres. Contrairement aux céréales, les rats et les insectes n’en veulent pas. Parfait, en cas d’invasion de parasites. Contrepartie : il faut la cuisiner. En l’état, elle n’est pas comestible. Les gastronomies asiatiques, par le hasard de l’histoire, se sont construites sur des recettes qui évacuent les phyto-oestrogènes. Plus de soja, mais moins de complications.

Le débat scientifique n’est pas totalement clos. Presque vingt ans après la naissance de la controverse, en France, l’agence de sécurité alimentaire Anses prépare un nouveau rapport. Cette nouvelle lecture des habitudes culinaires asiatiques a inspiré une réflexion sur les seuils recommandés, qu’il faudrait abaisser, pour prendre en compte ces différences gastronomiques. Car, en Europe, le soja est souvent consommé dans des plats ultra-transformés, comme les steaks végétaux. Ces procédés ont tendance, à l’inverse, à accentuer la concentration de phyto-oestrogènes. La série Succession ne dit pas si le crédule Greg Hirsch connaissait ces réalités scientifiques derrière ces fantasmes.

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